DR
Étienne Desjonquères

Joies et peines d’un homme de la culture à l’heure de l’inflation...

par François MILAN
Publié le 27 mars 2023 à 12:27

L’inflation a également des répercussions sur le monde de la culture. Directeur de l’espace Jacques-Tati, situé dans un quartier populaire à Amiens, il s’inquiète pour les artistes mais aussi pour les publics.

L’entretien part d’abord sur un beau sourire de satisfaction comme eût pu en afficher Monsieur Hulot à la faveur d’une bévue commise sur la plage de Saint-Nazaire. Directeur du centre culturel Jacques-Tati, Étienne Desjonquères apprend qu’à partir du soir même sa structure va dorénavant s’appeler l’espace Jacques-Tati. Une sacrée satisfaction pour ce toujours jeune homme de 50 ans. « Nous devenons un espace de vie sociale agréé par la CAF pour notre travail dans le champ social et le champ éducatif », se réjouit-il. « On devient légitime dans ce secteur. Pendant le confinement du Covid, on ne s’est pas arrêté ; pas de chômage partiel. Nous nous sommes mis au service des habitants du quartier Pierre-Rollin » Sourire, certes, mais de courte durée. Car Étienne est inquiet à cause des répercussions de l’inflation sur la culture en générale mais aussi et surtout sur les artistes et sur les publics.

Le choix des artistes

Né à Mâcon, en Saône-et-Loire, Étienne Desjonquères se considère comme totalement amiénois puisqu’il est arrivé dans le quartier d’Étouvie à l’âge de 3 ans. Sa scolarité ? Houleuse, certainement à cause de la rigidité de l’institution. Ça se comprend : à 12 ans, il avait lu Libres enfants de Summerhill, d’Alexander Sutherland Neil, un essai sur un enseignement basé sur la démocratie et la liberté. Ça laisse des traces. Il rate un bac C, réussit un bac B. Appelé sous les drapeaux, il devient objecteur de conscience « par refus de porter les armes et par antimilitarisme », concède-t-il. Le Festival international du film d’Amiens l’accueille en son sein ; il a pour mission de gérer la décentralisation de l’événement en Picardie ; il œuvre tout particulièrement pour la promotion du cinéma africain. Passionné par l’audiovisuel, il avait déjà fondé le ciné-club du lycée Louis-Thuillier en compagnie du futur architecte Julien Pradat et du futur musicien Jérôme Drû, dit Jî Drû. « Par la suite, avec le réalisateur Mathieu Krim et le même Julien Pradat, j’ai fondé l’association Zébulon qui œuvre en ce domaine », confie-t-il. « Et j’ai présidé La Briqueterie en 2003 et 2004, lors du déménagement dans ses nouveaux locaux.  » Avant cela, il y a eu l’école. « Une vraie souffrance ! » avoue-t-il. « Heureusement que j’avais un engagement politique au lycée ; j’étais à la LCR. » En 1994, il est embauché comme animateur au Centre social et culturel d’Étouvie où il remplace le célèbre et regretté Waldo Dumeige, un personnage amiénois. En 2004, il devient le directeur de cette structure implantée dans un quartier en difficulté. Entre temps, il a obtenu son diplôme d’État à la fonction d’animateur. En 2008, à la faveur des élections municipales, il quitte le CSC Étouvie pour devenir le premier adjoint du maire socialiste Gilles Demailly fraîchement élu. «  J’avais remplacé Dominique Théo à la direction de campagne de la liste d’Union de la gauche. » De 2008 à 2011, Étienne Desjonquères travaille à plein temps à la mairie. Puis il est embauché au centre culturel Jacques-Tati, à temps partiel d’abord, puis à temps plein trois ans plus tard. Un beau parcours qui pourrait le réjouir à part qu’aujourd’hui, il constate les dégâts de l’inflation. «  Depuis le Covid, on sent que les publics reviennent mais on souffre car, depuis dix ans, les aides publiques ne cessent de baisser et les coûts augmentent. »

Le directeur devient régisseur

En 2022, la structure connaît un déficit de 60 000 euros lié à des désengagements publics, ajouté à l’augmentation de la masse salariale due à la hausse du Smic ; de plus, les intermittents font face aux réformes de l’assurance chômage. À titre d’exemple, un spectacle de théâtre coûte aujourd’hui entre 3 500 et 6 000 euros, alors qu’avant il revenait à quelque 1 500 euros. « Les salariés gagnent un peu mieux, et ça coûte plus cher aux structures, et les subventions ne suivent pas. Cette année, ici, il n’y a plus de régisseur théâtre. C’est donc moi qui le fais ; il y a une heure, j’étais en train de décharger les décors et je montais à neuf mètres sur une échelle pour régler les projecteurs. J’ai fait le choix de garder un peu d’argent pour le donner aux artistes.  » Il ajoute : « Je suis extrêmement inquiet pour l’avenir du spectacle vivant et surtout pour le théâtre. J’ai appris que la Maison du théâtre allait réduire le nombre de ses spectacles. Le Safran va en faire de même. Oui, je suis très inquiet pour les artistes car les aides à la création baissent ; on cherche des solutions pour maintenir une programmation régulière. On s’intéresse à l’art citoyen, c’est-à-dire la reconnaissance de la capacité créative de chacun. On a commencé un atelier avec Jérôme Hankins, metteur en scène de L’Outil compagnie ; il encadre 25 personnes du quartier ; ça amène les gens à parler de leur vie et à réfléchir sur comment changer le monde. Ce sont les habitants qui écrivent et mettent en scène. On monte un spectacle qui mêle donc amateurs et professionnels ; les habitants sont force de proposition.  » À l’espace Jacques-Tati, la fréquentation des spectacles se maintient grâce à des tarifs accessibles (5, 7 ou 12 euros) et la pratique de la gratuité pour les habitants de ce quartier HLM. « En revanche, au niveau des ateliers (peinture, dessin, bande dessinée, modelage et musique), on sent qu’il y a une vraie paupérisation. Avant, les parents inscrivaient tous leurs enfants ; aujourd’hui, ils n’en inscrivent plus qu’un.  » L’inquiétude se lit dans les yeux sombres d’Étienne Desjonquères.

Toute une histoire :

1973 : naissance d’Étienne Desjonquères. 1985 : Il lit Libres enfants de Summerhill. 1992 : Il est objecteur de conscience et travaille pour le Festival international du film d’Amiens. 1994  : Il devient animateur culturel au CSC Étouvie. 2004 : Il dirige ce même centre. 2008 à 2011 : Il est le premier adjoint du maire socialiste Gilles Demailly. 2011 : Il est embauché comme directeur du centre culturel Jacques-Tati. 2023 : À cause de la crise, il est contraint de réduire le nombre de spectacles, à l’instar, selon lui, de la Maison du théâtre, du Safran et d’autres lieux culturels de Picardie et des Hauts-de-France.

Mots clés :

Somme