© AFP

Manet et Degas au chevet d’Albin de la Simone

Publié le 7 avril 2023 à 16:32

L’auteur-compositeur-interprète amiénois vient de sortir un album qui connaît un vif succès. Il sera en concert au Splendid, à Lille, le 12 avril, à 20 heures. Entretien.

Albin de la Simone nous propose, sur le même label, un nouvel album Les cent prochaines années, tissé de onze chansons d’une infinie délicatesse. Depuis plusieurs semaines, on ne cesse d’entendre l’Amiénois sur les ondes des radios, en particulier de France Inter et de France Culture.

Liberté Hebdo : Votre précédent album, Happy End, était, dit-on, totalement instrumental du fait de votre manque d’inspiration pour écrire des paroles. Est-ce que c’est exact ? Albin de la Simone : Oui, c’est vrai. L’inspiration, à cause ou non du Covid, n’était pas là. Nous étions tous enfermés avec nous-mêmes. Je n’avais pas du tout envie d’écouter des chansons de gens qui parlaient de leur intimité. Je n’avais pas la fibre pour écrire ; c’est revenu progressivement après avoir fait ce disque instrumental. Je me suis rendu compte que, parmi ces morceaux instrumentaux, certains étaient des chansons potentielles. Il y avait des formes de mélodies que je pouvais chanter. J’ai commencé à écrire des paroles dessus ; de là est revenue l’étincelle de l’inspiration. Ensuite, le musée d’Orsay m’a proposé d’être l’invité d’honneur du lieu. J’ai découvert l’exposition Manet-Degas. Ainsi, le projet s’est mis en place. Manet et Degas m’ont conduit à écrire la chanson, « Mireille 1972 ». La proposition du musée a généré une date de sortie (en mars) de l’album.

L.H. : La photo de la pochette de votre album, c’est bien vous, enfant, dans les bras de votre mère ? A. de la S. : Oui ; elle a dû être prise devant la gare d’Amiens. En tout cas, j’ai cette impression ; à dire vrai, je ne sais pas exactement où elle a été faite mais j’ai le sentiment que c’est à la gare d’Amiens. C’était en 1972 ; j’avais un an et demi. La photo a été prise par Hubert Bacrot, un très bon ami de mes parents (aujourd’hui décédé) ; il résidait à Val-de-Maison, un hameau près de Talmas non loin d’Amiens. Quand ma mère m’a montré cette photo, ça m’a semblé évident. J’avais écrit une chanson sur le fait que je retrouve une photo de moi bébé dans les bras de ma mère. Ce morceau s’appelle « Petit petit moi ». Cette photo est très belle ; il y a une projection optimiste dans l’avenir (l’enfant regarde l’avenir). (…) Aujourd’hui, je trouve ça plus beau de se projeter dans l’avenir avec optimisme. On a besoin de ça. La chanson « Les cent prochaines années » est aussi, pour moi, une chanson optimiste. « J’ai envie de t’aimer, j’ai envie de vivre avec toi cent ans et après on verra… » C’est l’éternité…

L.H. : À l’écoute de votre album, on sent effectivement affleurer un bel optimisme. Était-ce une volonté de conception dès le départ ? A. de la S. : Je suis incapable de volonté quand je crée ; je fais ce que j’arrive à faire. Je décide rarement à l’avance. Après, je me dis : « Tiens, mon disque parle beaucoup du passé, du présent… » Il n’y a aucun calcul. La seule chanson que j’ai décidé d’écrire en la pensant comme telle, c’est « Mireille 1972 ». Je voulais créer une chanson sur une femme qui vient d’avorter clandestinement, dans la douleur. Cela m’a demandé deux mois de travail. Mon but était précis. Faire entrer les mots là-dedans, c’est compliqué. Quand tu as le champ libre, tu peux te laisser porter au gré de ton inspiration. Mais quand tu dois trouver les bons mots pour exprimer ce que tu veux dire, ça devient compliqué ; c’est un sudoku.

L.H. : Comment est née la fameuse chanson « Mireille 1972 » ? A. de la S.  : Elle est venue de la contemplation d’un tableau de Degas et d’un tableau de Manet qui sont des portraits de femmes, dans un bar, chacune en train de boire de l’alcool. Dans celui de Degas, un gars est à côté ; il y a des femmes qui ont l’air très mélancoliques. Le type a l’air d’un pochtron qui a abandonné une fille. Je me suis interrogé sur la situation actuelle avec la suppression de l’avortement aux États-Unis, ou en Pologne. Je me disais qu’il y avait des choses tellement essentielles, tellement normales qui sont pourtant encore remises en question. C’est un recul. On peut se demander si on ne va pas réinstaurer la peine de mort en France. Les manifs pour tous, tout ça… Ça me choque vraiment. J’avais entendu l’interview d’une femme qui racontait son avortement illégal ; à l’époque, elles mettaient leur vie en danger. Elles étaient traitées comme de la merde. Certains médecins les faisaient souffrir pour qu’elles comprennent qu’on ne doit pas faire ça à la légère. C’est dramatique ; ça me fait honte. J’ai donc eu envie de raconter l’histoire d’une femme qui est là, complètement seule, peut-être en train de se bourrer la gueule car elle vient de vivre une épreuve dans la solitude la plus profonde. Elle a risqué sa vie ; elle n’est pas forcément sauvée d’ailleurs. Et il y a le jugement moral tout autour.

L.H. : Quels sont vos projets ? A. de la S. : Tourner, tourner, tourner. La tournée vient de débuter à Vannes, en Bretagne. Je fais trois concerts au musée d’Orsay la semaine prochaine. Et je serai le 12 avril à Lille, au Splendid. La tournée reprendra à l’automne et au printemps suivant. On est quatre sur scène, en fait cinq avec les éclairages. Une musicienne joue saxophone baryton et synthés ; il y une bassiste guitariste ; un batteur-percussionniste, et moi à la basse et au clavier. Et on change souvent d’instruments. Ils chantent tous.

L.H. : Qui préférez-vous ? Manet ou Degas. A. de la S. : C’est une exposition qui les met face à face. À l’origine, je préférais Degas esthétiquement, mais conceptuellement je me suis rendu compte que Manet, c’est aussi très fort. (…)