Dérégler l’art moderne : de la caricature au caricatural

Noirs desseins hauts en couleurs

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 30 juillet 2021 à 19:31

Bertrand Tillier analyse comment la caricature destinée à influencer l’opinion publique s’est déconnectée de sa visée première pour devenir un langage formel adopté par les peintres.

Depuis la Renaissance, les peintres pratiquent la caricature. D’abord jeu d’atelier, elle évolue vers un dessin chargé de polémique, intervention politique et sociale vengeresse et justicière. William Hogarth en Angleterre en fait un instrument de réforme politique, n’hésitant pas à amalgamer le beau et le laid dans les années 1750. Au 19e siècle la production d’images satiriques explose (Gavarni, Carrache, Gill, Grandville) et ce d’autant plus que des peintres s’y consacrent (David, Delacroix, Daumier et Goya qui transpose les valeurs de ses estampes Les Caprices, satire de la noblesse et du clergé espagnols dans certains tableaux comme Les Vieilles du Musée des Beaux- Arts de Lille). Les peintres fauves, ceux du mouvement Dada et les surréalistes ont aussi reconnu leurs dettes envers la caricature.

Crayon, plume et griffe

Le Gargantua de Daumier est publié en 1831 dans le journal La Caricature de Philipon (qui a croqué Louis Philippe en poire). L’impôt prélevé sur le peuple est englouti par un Gargantua-Louis Philippe, assis sur son trône chaise percée, qui défèque titres et décorations que s’empressent de saisir des notables avant de filer vers la Chambre des Députés (exemplaires détruits et pierre lithographique brisée). Humour, verve, ironie, dérision, férocité, outrance... Le dessin se fait éditorial et réflexif, décape le réel de son opacité : sorte d’article en raccourci dont l’efficacité surpasse de longs commentaires, il sape la bienséance et les institutions, préparant les sensibilités à subvertir les pouvoirs. Ce «  mal peindre » selon les puristes, jugé dénué de toute valeur artistique et strictement ajusté à des fins partisanes, à l’objectif choisi, est d’abord perçu comme mettant en danger la peinture. L’arsenal de dérèglements de la caricature (déformation, exagération...) s’apparente progressivement à un creuset propice à l’émergence de nouvelles démarches picturales. Des peintres y puisent des idées plastiques. Bertrand Tillier évoque le cas de Rouault fasciné par Toulouse-Lautrec et Forain « chez lesquels il trouve l’expressivité du trait caricatural qu’il synthétise et amplifie d’un cerne épais  ».

Un excès qui ne nuit pas

Un concert dissonant, un tumulte de formes se substitue à la virulence de la charge graphique. Ensor travestit, singe toutes les parades dans un tohu-bohu de masques grotesques de carnaval certains macabres. La couverture du livre représente un détail d’une huile sur bois de 1891, Les Bons Juges. Grosz dessine les rues, trottoirs et brasseries de Berlin et déverse sa hargne contre les militaires, l’Église, les bourgeois ventrus et leurs épouses emperlousées. Considérant la caricature impropre à « insuffler l’esprit de révolte », il emprunte aux « graffiti des pissotières » l’expressivité prompte à renouveler son art. Il recourt au photomontage auquel se consacre John Hartfield pour attaquer Hitler et les nazis dans le magazine AIZ, journal ouvrier illustré, superposant slogans et images découpées à l’emporte-pièce, foudroyants condensés visuels comme ce Goering, le bourreau du Troisième Reich sur fond d’incendie du Reichstag qu’il impute aux communistes pour les éliminer alors que de fortes présomptions pèsent sur lui. Le caricatural est chargé d’une véhémence qui n’est pas exclusivement liée au sujet. La dénonciation rageuse du racisme aux Etats-Unis de Basquiat, longtemps relégué dans le primitif, l’exotique, juxtapose, télescope avec un sens éclatant de la couleur, des figures simplifiées à l’extrême, sorte d’art rupestre contemporain. Quant à Combas, il déploie délibérément un dessin fruste, un « baroque infantile et dégoulinant », nappes zébrées de coulures vives très colorées, cernées de noir. Cet essai qui s’empare de la caricature comme tremplin, analyse un « envers de l’art », un langage transgressif. Prenant appui sur la quête d’expressivité d’artistes et les réactions des critiques d’art, il donne à voir comment la caricature a basculé dans le domaine du caricatural et retrace aussi l’histoire de la liberté de la presse. Et Bertrand Tillier de conclure « ce mouvement de carnavalisation et de trivialisation de l’art exige d’être pris en compte pour comprendre les enjeux et le statut d’une part non négligeable de l’art actuel  ».

Éditions Hazan, 240 pages, 43 gravures en noir et blanc en liaison avec le texte, un carnet de 27 illustrations en couleurs, index comportant pas moins de 400 noms d’artistes, de critiques d’art et d’hommes politiques. 29 €.