Extraits de Dans le calme du soir, Frédéric Pajak, éd. Noir sur Blanc.
Dans le calme du soir de Frédéric Pajak

Vies à découvert au gré de la plume et du pinceau

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 10 mars 2023 à 10:53

À quel âge est-on porté à se souvenir du passé, de l’enfance, de l’adolescence et de sa vie d’adulte ? Frédéric Pajak, bientôt septuagénaire, s’y emploie. Lieu de ressourcement, refuge dans une configuration que l’on peut arranger à sa convenance, l’imaginaire étant souvent attiré vers le révolu ? Souvenir mitigé de classe de neige inaugurant les premiers tire-fesses, des cabanes construites avec les quatre fils de son parrain, d’un bref séjour rebelle à l’École des Beaux-Arts, des lieux fréquentés, des villes visitées ou habitées (Paris, Strasbourg, Lausanne, Aoste, Mantoue, Athènes et Arles où il vit), des femmes aimées, des copains comme celui de Bellegarde, un typographe « qui ne s’en laissait pas conter en matière d’acquis sociaux et de revendications ». Passé idéalisé, paré de couleurs de l’arc-en-ciel, la nostalgie se déployant sur les moments les plus bruissants ? Mais aussi passé n’éludant pas les temps difficiles (déceptions amoureuses, solitude, petits boulots, travail dans les wagons-couchettes, pose de revêtements sur des chapes de béton, maniement d’une perceuse à percussion). Il évoque sa famille, il l’a quittée pour être indépendant mais y reste attaché. Il parle de sa mère, de son père et tout particulièrement d’un trio d’oncles qu’il faudrait inventer s’ils n’avaient pas existé, des oncles qui lui confient leurs parcours, hauts et bas, leurs secrets et ce en écho à l’histoire de France et du monde.

Bouquet d’aventures

René habitant Colmar est enrôlé de force dans la Wehrmacht. Envoyé sur le front russe, il déserte, traverse l’Europe, rejoint via Alger l’armée du général Leclerc et participe à la libération de Colmar. L’oncle Jean-Paul, qui ne cache pas ses opinions d’extrême droite, raconte sa guerre d’Indochine « qu’il ne pouvait qu’enjoliver ou dramatiser ». Survivant d’un régiment décimé, il boit : homme détruit à vingt ans. Le troisième, le Zio, un Napolitain, fils d’un fasciste italien ministre de Mussolini, après des études de droit, devient un diplomate influent, secrétaire général du Conseil de l’Europe. Fin gastronome et amoureux des chansons populaires napolitaines, il est avant tout un démocrate-chrétien, anticommuniste, « allergique à la cause palestinienne ». En été, séjournant entre Rome et Naples, il a comme voisin Aldo Moro, aussi un démocrate-chrétien, mais partisan d’un compromis historique avec les communistes. Enlevé par les Brigades rouges, la Démocratie chrétienne refusant de négocier, Aldo Moro est retrouvé mort, ce qui arrange son Parti et les États-Unis. À la fin de sa vie, l’oncle Zio écrit un roman policier mettant en scène des personnages haut placés au Conseil de l’Europe, ce qui provoque un petit scandale.

Extraits de Dans le calme du soir, Frédéric Pajak, éd. Noir sur Blanc.

Tous ces souvenirs de l’écrivain-dessinateur franco-suisse affleurent sans virulence comme l’écume de lointaines déferlantes, mélancolie feutrée qui ne tient pas compte de la chronologie. Il en contemple les foyers forts, les points sensibles, attentif aux détails dont il entaille la surface des apparences. L’écriture de ces brassées mémorielles n’occupe qu’une faible place, les dessins à l’encre de Chine, superbes objets de délectation visuelle, l’emportent. Dialogue souverain entre le blanc du papier, le noir dense et profond et toutes les nuances de gris obtenues par hachures et croisillons. Dans ce « noir et blanc », l’auteur capte la lumière, la met en valeur. Récits dessinés, « cartographie(s) du souvenir », textes et images tantôt en résonance visible, tantôt en décalage, l’image s’émancipant du texte. Paysages, lieux, personnages, événements, faits et gestes, sont pris dans les rets de ce noir d’encre magnifié par des réserves éclatantes de lumière. Frédéric Pajak, un artiste aux ouvrages solidairement visuels et littéraires.

Éditions Noir sur Blanc, 240 pages, 25 €.