Éditions La Découverte et Dominique Carré, 256 pages, 32 €.
Voyage au pays des boxeurs de Loïc Wacquant

La boxe n’est pas qu’un sport de combat

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 11 novembre 2022 à 15:59 Mise à jour le 7 novembre 2022

1988, un jeune sociologue français pousse la porte d’un gym, salle de boxe dans la 63ème rue de Chicago. Un îlot « d’ordre et de morale » qui jure dans le South Side, quartier ravagé, immeubles vides, dépouillés, commerces fermés, certains calcinés, terrains vagues. Un hyperghetto qui, comme le ghetto, est une réserve destinée à une population stigmatisée mais qui n’a plus aucune fonction économique. Ce refuge, il le fréquente assidûment trois ans durant : il regarde, puis chausse les gants, monte sur le ring… coups, bosses, bleus et plaies. Seul Blanc de la salle, il a vécu ce que les autres boxeurs apprentis ou confirmés ont vécu, des hommes seulement, tous afro-américains vivant dans le quartier. Ils l’ont accepté parmi les leurs en raison de son sérieux et de son observation stricte des règles du métier, membre dès lors à part entière de la « Confrérie de la Cogne ». Surnommé Busy Louie, Loïc Wacquant a tenu un journal avec comme résultat 2300 pages de notes relatives au travail quotidien, entraînement en dehors ou sur le ring, conversations glanées, entretiens. De ce matériau, il avait, après un an d’enquête, rédigé un premier ouvrage Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur qui fut publié chez Agone en 2002.

Plongée au cœur de l’univers de l’homo pugilisticus

L’éditeur Dominique Carré lui a proposé de prolonger Corps et âme en immergeant le lecteur dans l’atmosphère du gym, des tournois amateurs et galas professionnels et dans l’intimité de ses camarades du ring. Revisitant et complétant son journal ethnographique, il a ajouté aux propos recueillis auprès des boxeurs (une cinquantaine), des entraîneurs, managers et arbitres, plus de 200 des 2000 photographies qu’il avait prises. Le lecteur se trouve littéralement plongé au cœur même de cet art du combat : les photos en noir et blanc, en double ou pleine page, ne sont pas entourées d’une marge blanche qui, habituellement, provoque une mise à distance. Ce retour dans les archives m’a permis dit-il de «  revivre en pensée les moments les plus exaltants mais aussi les routines les plus astreignantes de mon périple au pays de la cogne ».

L’ouvrage est à la fois un récit sur le métier de boxeur (postulant ou professionnel) : travail au quotidien (acquérir puissance, rapidité et dextérité), privations (faire le poids, régime strict, écarter les mauvaises nourritures, alcool, drogue, sexe), concentration sur l’engagement pugilistique, maîtrise tactique, confiance en soi, contrôle de soi et respect de l’adversaire. Les espoirs d’ascension sociale sont minces, la gloire au bout des gants se résume le plus souvent à l’admiration des proches, la considération des confrères et les acclamations du public. Bénéfices symboliques certes face aux risques de dommages corporels, mais ils aident à vivre. La boxe, cette culture du corps gagne-pain dans cet hyper-ghetto de Chicago est aussi un moyen d’échapper à la précarisation de l’emploi et à l’emprise de la rue et des gangs. Trop d’ouvrages omettent ces aspects et se cantonnent au niveau de l’hagiographie. À l’inverse, ce « Voyage » nous expose dans le détail pourquoi et comment peut-on ou non devenir et continuer à être boxeur professionnel. Et ce, trente ans après l’expérience de Loïc Wacquant au sein du Woodlawn Boys Club, véritable sanctuaire. Même si le prestige de ce sport connaît depuis quelque temps des déperditions, il reste néanmoins très populaire malgré le discrédit qui touche les instances internationales qui le dirigent (manque de transparence, gestion catastrophique, dette colossale, scandales d’arbitrage). Au total, un documentaire à l’épreuve du réel de l’Amérique noire des années 1990 à partir des propos des boxeurs (leur amour de ce sport et les sacrifices endurés consentis) et des photographies de l’auteur qui présente conjointement la démarche du sociologue qu’il est.