Festival « Next »

À l’écoute des battements désordonnés du monde

Publié le 24 novembre 2018 à 17:52 Mise à jour le 26 novembre 2018

Le festival « Next » 2018, onzième du nom, est un des plus innovants en Europe. Il se déroule jusqu’à dimanche 2 décembre. Voici quelques impressions et plaisirs glanés au cœur du travail des artistes, lanceurs d’alerte à leur manière et révélateurs des battements du monde.

Instantané du spectacle « Macbettu ».
© Allessandro Serra

Guérilla / Le Phénix / Valenciennes
Face au public, une soixantaine d’amateurs, recrutés localement, prennent possession de la scène. En trois temps successifs ils vont écouter les propos d’un conférencier dont la voix off sera rapidement couverte par des vibrations sonores quasi telluriques ; participer à une leçon de taï-chi et finir par se fondre s’oublier ou se perdre en une rave party endiablée, interminable. Le collectif d’auteurs suisso-catalan de cette performance en profite pour nous dévoiler sur grand écran les identités et pensées intimes des acteurs occasionnels en alternance avec des anticipations plus générales sur les désastres annoncés du monde à venir. La tonalité est plutôt sombre. Les prospectives s’avèrent parfois bien senties, parfois plus hasardeuses ou convenues, mais ça vous met les neurones en éveil.

Barbaresques / Le Manège / Maubeuge
Christophe Piret, directeur du théâtre de chambre basé à Aulnoye-Aymeries, n’est pas du genre, nonobstant le titre de sa compagnie, à cantonner les imaginaires entre les murs d’une alcôve. Scrutateur de l’intime, attentif aux petits riens des jours qui alimentent les flux des grandes marées humaines, il est avec Barbaresques le concepteur d’une odyssée pour migrants de notre siècle ; une traversée de la Méditerranée à l’allure d’un « opéra apatride pour quatre danseurs et un rappeur », sur un texte très poétique du slameur Félix Jousserand, magnifié par la voix âpre et traînante comme un cargo chargé à ras bord du rappeur ARM. À cette superbe et prenante scansion viennent s’entrelacer les figures métissées du hip-hop et de la danse contemporaine d’Andréia Alonso, Sofiane Chalal, Aziz El Youssouffi et Taya Skorokhodova. Une respiration commune sur les routes de l’exil.

Un Macbeth en Sardaigne

Macbettu / La Rose des Vents / Villeneuve-d’Ascq
Ça commence entre chien et loup dans un univers dépouillé jusqu’à l’aridité. Un environnement de poussière et cailloux troublé par le tranchant guttural des voix sardes. C’est que ce Macbeth de Shakespeare, l’universel, mis en scène par Allessandro Serra, se déroule en cette île de Sardaigne bouillonnante de rites ancestraux et de passions violentes à fleur de peau. Ça se joue à couteaux tirés avec une mâle fierté ostentatoire exacerbée par le crissement du fer sur l’acier et cette poussière envahissante qui égare les esprits. Les sorcières ont ici la part belle et le manifestent avec une dégaine où le cocasse le dispute en permanence à la folle malignité. Ils sont neuf comédiens à tenir leur rôle et en changer comme par magie. Le tout est d’une saisissante beauté sauvage, à l’instar de ces masques sylvestres du fond des âges qui figurent la forêt en marche.

La Mort et l’Extase.
© Nina Flore Hernandez

La Mort et l’Extase / Le Gymnase / Roubaix
Tatiana Julien signe ici une pièce où les corps sont montrés sans le moindre artifice. Dix danseurs, un chanteur et quinze amateurs, entièrement nus sur un plateau qui l’est tout autant. Leur peau, leur âge, leur morphologie sont autant de différences qui rendent le tableau d’une beauté éclatante dans la lumière douce qui éclaire la scène. Chacun évolue dans l’espace dans des successions de mouvements, souvent répétitifs. La symbolique est très forte. On assiste à des transformations. Douleur, extase, force, orgasme, prière. En fil conducteur, la voix de Rodrigo Ferreira qui, allongé sur le dos de trois hommes, chante le Stabat Mater de Vivaldi.

Pauline Thomas / Le Gymnase / Roubaix
Deux prénoms pour deux interprètes, Pauline Prato et Thomas Régnier. Deux duos. Le premier est une reprise de A small guide on how to treat your lifetime companion (2011), une pièce sur les étapes de la vie de couple. Le second une création de Jan Martens avec et pour les deux danseurs, un duo qui, au contraire, ne traite pas du couple. Sur le vinyle Learning, de Perfume Genius, posé sur la platine, Pauline et Thomas enchaînent de petites danses, une par chanson. La gestuelle est minimaliste, douce et poétique. Des mouvements simples, comme un dialogue corporel. De la complicité, de la tendresse partagée.

« Bonjour, je suis votre livre »

Time has fallen asleep in the afternoon sunshine / Médiathèque La Grand Plage / Roubaix
Le projet de Mette Edvardsen est né en 2010 à partir de la lecture de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Dans une bibliothèque, des performeurs déambulent. Ils ont mémorisé un livre par cœur. Chacun le restitue à un spectateur à la fois, en tête à tête. L’artiste se présente au spectateur : « Bonjour, je suis votre livre. » L’un et l’autre choisissent ensemble un lieu calme dans un coin, s’installent. Pendant trente minutes, l’un parle, l’autre écoute. Il y a la voix du performeur, les passants et les arbres à l’extérieur, les petits gestes de l’artiste et ceux du spectateur. Au centre, le livre comme prétexte à un moment d’intimité, l’effacement d’une frontière entre spectateur et artiste.

Truth or Dare, Britney of Goofy, Nacht und Nebel, Jesus Christ of Superstar / Le Grand Bleu / Lille
Difficile de résumer la dernière création de Lies Pauwels. Cette performance hors du commun met en scène des jeunes psychiquement fragiles accompagnés de quatre personnages : trois top models et un prêtre, symboles respectifs de la superficialité et de la spiritualité. Dans un décor en perpétuel changement, ils déambulent, parlent, rampent, crient, tombent, se relèvent, tombent encore sur une scène de plus en plus encombrée, vont d’une tenue excentrique à l’autre dans un ballet coloré et foutraque. Ce qui nous est raconté, dans tous les sens, brutalement, tendrement, gaiement parfois, avec gravité aussi, avec beaucoup d’émotion toujours, c’est la vulnérabilité, que chacun porte en lui-même.

Le Procès / Théâtre du Nord / Lille
Un choc inouï ! Artistique et politique. En s’emparant à corps perdu de l’étrange roman de Franz Kafka, le metteur en scène Krystian Lupa nous donne à voir ou entrevoir tout un pan de l’obscure réalité de son pays, la Pologne, aujourd’hui sous la férule d’une droite conservatrice extrême, confite de religiosité et de nationalisme exacerbé et du même coup il ouvre de nouvelles pistes de compréhension de cette œuvre énigmatique.
Les procès, c’est souvent long et lent. Krystian Lupa nous propose quatre heures d’immersion dans un monde dont l’absurde apparent n’est sans doute que la face visible de l’arbitraire aveugle érigé en système de pouvoir. Heureusement, la longueur du propos est servie par une mise en scène et une conduite d’acteurs comme on a peu l’occasion d’en voir et l’impact du choc artistique ressenti par le spectateur n’en finit pas de produire ses effets. La puissance subjective des tableaux qui s’offrent à nos yeux, la prégnance des atmosphères créées par l’image et le son, l’action au ralenti des acteurs comme en un univers surréel et pourtant d’une très réelle crudité, tout concourt à laisser au spectateur une impression de jamais vu. Un plaisir rare. D’autant plus rare que la précédente venue de Krystian Lupa dans la région remonte aux années 1990 à La Rose des Vents avec Les Présidentes. À quand la prochaine ?

L’Europe revisitée via la Pologne

Hymn to LoveLa Rose des Vents – Villeneuve-d’Ascq
Un chœur de vingt-cinq personnes scande des textes, extraits de chants patriotiques, religieux et populaires, crée un répertoire qui dérange et questionne. À travers les mots prononcés c’est l’histoire de la Pologne, mais aussi celle de l’Europe qui est revisitée. Avec cette création, Marta Górnicka dresse le portrait d’un nationalisme passé et met en garde contre son retour. Les phrases sont presque criées. Le pas est militaire. Les images et les paroles sont fortes, puissantes. Hymn to Love est un spectacle qui ne laisse pas indifférent, une pièce qui bouscule.

Passing the Bechdel Test.
© Clara Hermans

Passing the Bechdel TestLa Condition publique – Roubaix
Le spectacle Passing the Bechdel Test tient son titre du test de Bechdel créé par la dessinatrice américaine Alison Bechdel. Ce test permet de mesurer le taux de représentation des femmes dans un film. Un film passe le test de Bechdel s’il contient au moins deux personnages féminins qui ont ensemble une conversation n’impliquant pas un homme. Le spectacle de Jan Martens passe le test de Bechdel haut la main. Il y est question de féminisme, de stéréotypes de genre, de transidentité, de corps, de liberté. Sur le plateau, treize jeunes prennent la parole. Ils nous offrent leurs questionnements et leurs expériences d’adolescents. Ils partagent les pensées et réflexions de femmes artistes. Margaret Atwood, Marguerite Yourcenar, bell hooks (alias Gloria Jean Watkins), Virginia Woolf, et tant d’autres.

My Revolution Is Better Than YoursLa Rose des Vents – Villeneuve-d’Ascq
Les acteurs de My Revolution Is Better Than Yours viennent de pays différents. Ils revisitent 1968 sous divers angles. Comment c’était en France ? En Serbie ? En Russie ? Que s’est-il passé ensuite ? Témoignages personnels et personnages se mêlent. Des scènes sur fond vert, parfois comiques, souvent sérieuses. La caméra suit les acteurs qui déambulent sur le plateau. Ils nous racontent le couvre-feu imposé aux Algériens dans la France de 1961, la prise du Parlement serbe en 2000. Finalement, sur fond de pavés arrachés et de voiture en flammes, se pose la question du présent. L’importance de continuer à se battre. 1968-2018. En fond de scène, sur un tableau blanc : « We don’t commemorate, we keep on fighting » (pas de commémoration, nous continuons le combat).
Paul K’ROS et Lu(cile) D.
Next Festival 2018