Alexej von Jawlensky, Princesse Turandot (1912), Huile sur toile, 60 X 54 cm, Zentrum Paui Klee – Berne (Suisse). Photographie: Zentrum Paul Klee – Berne (Suisse)
Jawlensky à La Piscine de Roubaix

La promesse du visage

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 13 décembre 2021 à 12:07

À l’occasion de ses 20 ans, La Piscine présente une exposition inédite, celle d’un artiste qui a fait l’expérience des frontières entre fauvisme et expressionnisme, entre figuration et abstraction.

Jawlensky (1864-1941) ne figure certes pas parmi les peintres que l’on évoque, mais le temps parfois corrige les regards et les injustices. Le musée a eu l’heureuse idée d’accompagner ses œuvres de celles de Van Dongen, Vlaminck, Kandinsky, Matisse, Cross, Derain, des artistes très différents qui privilégient au même moment l’éruption colorée et les dissonances par rapport à la conception de l’harmonie chromatique, couleurs libérées de toute fonction descriptive. L’exposition est en ce domaine lumineuse, montrant les correspondances entre Jawlensky et son temps. Installé à Munich en 1896, il intègre les démarches de l’avant-garde, rompt promptement avec les subtilités des impressionnistes pour arriver à une « synthèse personnelle entre fauvisme et expressionnisme ». En 1909, il fonde avec Kandinsky un groupe artistique et expose avec le Blaue Reiter (« Le Cavalier bleu » qui s’est constitué à Munich, quelques années après l’autre groupe expressionniste allemand Die Brücke de Dresde, « Le Pont »). Goût sauvage de la couleur crue, touche violente… l’émotion brute, l’enchantement qui se dégagent des tableaux découlent de l’étonnante plasticité et des écarts explosifs entre la réalité visible et la subjectivité du peintre. La densité des couleurs en à-plats subjugue, percutante et souveraine.

Alexej von Jawlensky, Tête abstraite : Karma (1933), Huile sur carton collé sur bois, 42,6 × 33 cm, Collection particulière.
© Alexej von Jawlensky-Archiv S.A., Muralto

Musique spatialisée

En 1914, Jawlensky, de nationalité russe, est sommé de quitter l’Allemagne, son pays d’adoption. Il s’établit en Suisse et entreprend ce qui va être son mode opératoire, la série. Les Variations prennent leur source dans le paysage qu’il voit de sa fenêtre, transformations du motif initial à l’intérieur d’une forme ovale sans cesse reconduite. L’alternance des couleurs reliées par un art subtil et mouvant de la transition, innerve l’équilibre du champ sans jamais le détruire et apparente cette peinture à un temps musical : morcellement de la durée, juxtaposition d’instants, leur chatoyance. Même si le cycle des saisons est précisé par les titres, la série apparaît comme un rêve d’éternité, déni de l’irréversibilité du temps. À partir de 1917 et durant deux décennies, Jawlensky explore un sujet sans cesse remis sur le métier, long processus d’appropriation qui, par le biais de la technique sérielle, passe du portrait de personnes reconnaissables au visage comme représentation d’une face humaine non particulière pour tendre vers les icônes byzantines et russes.

Alexej von Jawlensky, Grande méditation (1936), Huile sur carton, 25 × 17 cm, Muzeum Sztuki Lodz (Pologne).
© Muzeum Sztuki

Le visage, omniprésence obsédante

Les Têtes mystiques avec leurs « yeux immenses en amande et pupilles noires » dégagent une impression de fixité éternelle. Puis les paupières se ferment, le réseau orthogonal (arête du nez et ligne des yeux) tire le visage vers le masque. Ces Têtes géométriques s’échelonnent de 1921 à 1935, faces hiératiques, stylisées à l’extrême, composées d’une structure linéaire qui renforce leur aspect de stéréotype. Des demi-cercles et quelques courbes en atténuent l’esprit de géométrie rigide et seule l’alternance chromatique les distingue. Têtes abstraites, elles tendent à devenir un visage universel. La singularité irremplaçable de chaque visage disparaît et l’on passe de la multiplicité infinie à une sorte d’unicité retirée en son énigme : quête d’une expression universelle du visage, d’un absolu ? Quant aux Méditations, elles sont l’aboutissement de sa démarche sérielle. De taille réduite (18 x 13 cm), elles se comptent par centaines et l’empâtement alterné de couleurs chaudes et froides réintroduit une profondeur que la scénographie met en valeur en les plaçant dans des niches-fenêtres. Aujourd’hui, en cette époque fascinée par les selfies, on ne peut qu’apprécier le caractère visionnaire de ses œuvres.

Alexej Jawlensky. La promesse du visage à La Piscine, Roubaix jusqu’au 6 février 2022. Catalogue, éditions Gallimard, 318 pages, 29 €.