« Le rêve d’être artiste » au Palais des Beaux-Arts de Lille

par Alphonse Cugier
Publié le 11 octobre 2019 à 17:36

Depuis le 20 septembre, une exposition raconte en six chapitres et une centaine d’oeuvres comment les artistes sont devenus des artistes, du Moyen-Âge jusqu’à l’époque contemporaine.

De l’artisan au professionnel

Dans une photographie de Pilar Albarracín, « No comment » , 2018, une femme fume tranquillement une cigarette sans se soucier des couteaux qui sont plantés dans son dos. Est-ce l’allusion d’une artiste aux dénigrements systématiques dont ont été victimes les femmes qui n’ont pas eu le droit d’accéder aux académies et aux écoles d’art ? Leur travail a longtemps été sous-estimé, surtout lorsqu’elles faisaient un pas de côté par rapport à ce qui était de mise quant aux regards portés sur le féminin par la gente artistique masculine, représentations stéréotypées bien en vogue.

La femme s’accorde une pause. Réfléchit- elle à une stratégie susceptible de faire vaciller ou abolir préjugés et discriminations ? Des avancées ont certes eu lieu mais le 21ème siècle n’a pas mis fin aux marginalisations. Avec le tableau de Chardin « Le peintre-singe » , 1735, c’est la proposition « L’art, singe de la nature » qui est interrogée. Il suffit d’ôter la virgule et le « de » pour se gausser des artistes qui croient faire vrai en imitant la nature et des maîtres-censeurs qui s’arrogent le droit de trancher. Chardin, quant à lui, s’est toujours employé à dépasser les apparences.

Liens de clientèle

Ces deux œuvres accompagnées d’une centaine d’autres, anciennes et contemporaines (enluminures, manuscrits, huiles sur toile, aquarelles, estampes, photographies, tapisseries, sculptures, extraits de films), s’inscrivent dans une sorte de récit en six chapitres qui raconte le désir d’émancipation des artistes voulant travailler d’une manière indépendante ou contractuelle.

À la Renaissance, ils sont progressivement reconnus comme hommes de savoir autant que de savoir- faire : d’artisans, ils deviennent créateurs. Ils se libèrent des servitudes, des censures morales des programmes esthétiques d’une Église voulant répandre la foi, des chicaneries des corporations qui détiennent le monopole de l’exercice du métier et le privilège exclusif de tenir boutique ainsi que des exigences d’une aristocratie obsédée par le paraître. À la commande des mécènes s’est substituée, au 19ème siècle, une demande canalisée par le système marchand et critique qui impose ses choix.

Découverte d’un panorama

De Dürer à Warhol... en passant par Jeff Koons, Goya, Boilly, Fantin-Latour, Bonnard, Manet, Chagall, Frida Kahlo... À l’intérieur des six espaces thématiques, le duo que chaque œuvre forme avec le texte qui la surplombe va à l’essentiel. Les commissaires signent là un exposé succinct didactique très convaincant qui correspond pleinement à l’intitulé de l’exposition. Néanmoins, le fait de privilégier cette piste comporte des risques d’enclore les œuvres dans un seul espace et de contrarier les échos, les combinaisons subjectives qui peuvent s’établir entre elles, même si elles sont éloignées spatialement et temporellement les unes des autres. De plus, cette approche peut suspendre le départ vers l’imaginaire que chaque création suscite ainsi que la recherche d’autres significations possibles.

Voir par exemple comment les artistes racontent le monde. L’installation évolutive de Gilles Barbier propose une réponse : seize figurines (empereur, pape...) qui ressemblent à l’artiste sont disposées sur un jeu d’échecs régi par un programme informatique qui peut les éliminer. Ces puissants pensent maîtriser la situation, ils ne sont que des pions déconnectés du monde d’aujourd’hui qui voit le sort de l’humanité dépendre des capitaines d’industries, hommes d’affaires, holdings ou fonds de pensions qui savent mettre au point des programmes informatiques autrement altruistes.

À voir au Palais des Beaux-Arts de Lille jusqu’au 6 janvier 2020. Catalogue : éditions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 160 pages, 100 illustrations, 19,90 €