Ise, brodeuse d'images à la Piscine

Quand l’art passe par le chas de l’aiguille

par Alphonse Cugier
Publié le 23 août 2019 à 19:30

En cet été, les cabines de la Piscine à Roubaix sont investies par une myriade de figures féminines singulières, réalisées par Ise (Isabelle Cellier) qui ajuste et brode les pièces de tissu glanées sans distinction : étoffes humbles ou d’apparat, velours, dentelles, soieries, brocarts.

Le textile est sa terre matricielle que le mouvement inlassable de l’aiguille transperce et assemble. Ise décore ses figures de points de chaînette, de bourdon... de nœuds et de tresses, assortit les couleurs, monte brillants, perles et ors : bruissement chromatique toujours renouvelé. Elle transforme la broderie, cette pratique qualifiée « ouvrages de dames » en langage artistique, passant de l’espace domestique à l’espace public.

Effigies totémiques, marottes, oiselles, reines, angelots et les Égarées , les Chamboulées avec leur double accolé, renversé, multiplié... yeux grand ouverts aux iris noirs insondables : les visages attirent le regard, empêchent de remarquer l’absence de membres. Toutes ces figures superbes et déroutantes d’une hérédité commune se magnifient dans un ressassement chatoyant et laissent au fond des yeux la trace d’un manège emballé d’images chamarrées.

Histoire d’un perpétuel recommencement

C’est une sorte de douceur qui semble présider à cette dépense profuse raffinée. Mais simultanément, un malaise diffus, difficile à cerner s’insinue, calme trompeur ? Cette douceur ostentatoire, cette hypertrophie de somptuosité, ce fantasmagorique art composite, cette passion pour les chimères qui relève du merveilleux du conte, témoigneraient-ils d’indicibles secrets, contes cruels de la jeunesse et des années suivantes, concentration d’émotions, de peurs, de désirs coagulés depuis l’enfance ? Travail solitaire, déferlement perpétuel servant d’isoloir, à la fois bulle de liberté et cellule d’enfermement... manières d’évacuer ou d’apprivoiser désarroi, angoisse et hantises nées de déroutes intimes, de mettre en ordre le chaos de sa propre existence ?

L’installation Palais de fortune , château protecteur ou lieu de réclusion où se trouve une jeune reine endormie, l’accueillant Fauteuil aux oiseaux ou la série d’estampes de fil sur papier Lune de miel ont indéniablement un pouvoir narratif : autant de récits intimes, de fenêtres ouvertes sur l’intérieur de soi dont nous ne possédons pas les clefs, autant de pièces semblables aux cailloux que le Petit Poucet sème pour retrouver son chemin. Notons que peu de fils tressés de sombre traversent ces fictions et que très rares sont les figures masculines. Ise ou la fascination du miroir : dans quelle mesure remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier peut permettre de remédier à l’atomisation sociale et d’aller à la rencontre de l’autre et du monde ?