« Le Musée imaginaire », de Michel Butor

De Giotto à Basquiat

par Alphonse Cugier
Publié le 19 juillet 2019 à 13:24

Mettre la peinture en mots, mettre dans un livre une sorte de musée de la peinture occidentale, quelle gageure ! Le projet en apparence inaccessible est pourtant réalisé.

Dans ce passage des murs aux pages, Michel Butor (1926-2016) n’a pas retenu le terme de « chefs-d’œuvre », il préfère « œuvres décisives » pour « insister sur leur inscription dans l’Histoire, celle du peintre, mais aussi de l’Histoire tout court ». Chacun possède son musée imaginaire pour le plaisir des yeux et le régal de l’esprit.
Grand voyageur, Michel Butor qui a visité les musées à travers le monde et qui a toujours été attiré par les « images » des autres, manifestant à leur égard une disponibilité remarquable, a rencontré des dizaines de créateurs avec lesquels il a réalisé près de deux mille livres d’artistes. Il a choisi cent cinq œuvres parmi des dizaines de milliers, certaines restées présentes dans la mémoire, d’autres recouvertes par l’oubli, et il leur redonne vie, une manière de les rendre intelligibles.

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Point d’aridité technicienne, c’est avec érudition et sans prétention qu’il nous transmet ses émotions et un savoir qui ne s’acquiert que dans la fréquentation intime et prolongée des œuvres. En s’appuyant sur une ou plusieurs reproductions, sur un détail qu’il relie à l’ensemble de l’œuvre, chacune de ses incursions ramène au jour des trouvailles surprenantes. Il ne se satisfait pas d’une saisie parcellaire qui risque d’éparpiller le tableau, et comme son insatiable curiosité se double d’une élégance critique et que son analyse est servie par une écriture d’une simplicité lumineuse, le lecteur fera de vraies découvertes.
Michel Butor accroche notre attention et nous invite à un apprentissage du regard : réflexion, imagination se marient pour choisir les mots desquels surgissent des images et des récits. Dans Le Tricheur à l’as de carreau, de Georges de la Tour, 1639, « une femme tient un verre par le pied, elle ne peut le poser, celui à qui elle l’offre est donc obligé de le prendre, ce qui permet au tricheur de poser l’as de carreau fatal ». Concernant Le Cauchemar de Füssli, 1781 (vision du sommeil d’une jeune femme), il écrit « le corps abandonné, toute sa chevelure dans le vide, on imagine qu’elle lutte pour se réveiller sans y parvenir ». Dans Le Radeau de la Méduse de Géricault, 1819, « ce qui est célébré, ce sont les marins, c’est la catastrophe des pauvres à laquelle certains seulement échapperont ».
Le Moulin de la Galette de Renoir, 1870, « nage dans un violet lumineux qui vire sur le rose et s’épanouit en un sourire féminin ». Avec le Guernica de Picasso, 1937, « quelque chose s’est écroulé dans l’horreur… comment retrouver la douceur après ces explosions ».
Cette histoire de la peinture relève les fêtes de l’œil et aide à la compréhension des œuvres, contemplées à distance et jugées de près. Cent cinq points d’appui, certes c’est peu en regard de la production, mais réveiller Le visage de Mae West pouvant être utilisé comme appartement surréaliste de Dali ou Pégase et l’Hydre d’Odilon Redon, les mettre dans le même ouvrage que Le Jardin des délices de Bosch, Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, Le Bain turc d’Ingres ou La Mort de Marat de David, cela mérite plus qu’un coup de chapeau. N’étant en rien l’application d’un système, ces analyses ouvrent tout grand sur des tableaux qu’il apprécie, explore et fait parler en évitant de les réduire à des formules. Michel Butor donne à rêver d’un livre infini recensant toutes les œuvres de la peinture occidentale.

Le Musée imaginaire, 105 œuvres décisives de la peinture occidentale, de Michel Butor. Éditions Flammarion, 368 pages, 160 illustrations, 35 €.