Littérature

La science-fiction nous avait pourtant prévenus ! (2)

par JEROME LEROY
Publié le 3 avril 2020 à 18:35 Mise à jour le 7 avril 2020

Nous avons, avec le Covid-19, tous l’impression pénible et sidérante de vivre dans un scénario de science-fiction. L’occasion de faire le point sur un genre littéraire qui nous avait pourtant prévenus.

C’est une prise de conscience de l’urgence environnementale qui donne à un autre auteur une direction écologique à son œuvre. Harry Harrison (1925-1992) était plutôt un auteur habitué des pulps et des histoires de Martiens. Pourtant, en 1966, il publie Make Room ! Make room ! plus connu en France sous le titre de Soleil Vert. L’adaptation de Richard Fleischer avec Charlton Heston, devenue film culte de la SF pré-apocalyptique, a un peu occulté la force de ce roman caniculaire où New York, imaginée, en 1999, a tout des mégalopoles du tiers- monde d’aujourd’hui avec surpopulation, promiscuité, violences endémiques, accès à l’eau potable impossible ou presque, confiscation de ce qu’il reste de richesses par une hyperclasse réfugiée dans des résidences sécurisées.

Urgence environnementale

Si le roman ne va pas, comme dans le film, jusqu’à évoquer une manière de cannibalisme bureaucratisé pour pallier les problèmes de rationnement, il met en avant des causes que l’on retrouve chez Philip Wylie comme une pollution devenue incontrôlable qui a fait périr aux alentours de... 2023, 90 % de la population mondiale. Autant dire demain !

L’école britannique de la catastrophe

La pollution, l’envahissement par les déchets, est aussi le cœur d’un court roman, les Américains appellent cela une « novella », de James Blish (1921-1975), Nous mourons nus, qui date lui aussi de la fin des années 60. En quelques dizaines de pages bouleversantes, Blish non seulement peint un monde entièrement envahi par les ordures que l’on recycle sans espoir mais aussi à moitié submergé et irrespirable à cause de ce qu’on n’appelait pas encore l’effet de serre - l’expression pour désigner les conséquences catastrophiques sur le climat datant du début des années 80 - : « La température mondiale monta ; de nouveaux icebergs tombèrent dans la mer de Ross : la dernière période glaciaire était révolue. Dors, mon enfant. » Mais ceux qui ont fait de la SF, sensiblement à la même époque, le moyen vraiment privilégié de rendre compte des angoisses crées par un avenir incertain de la déraison capitaliste sont les britanniques, au point qu’on a pu parler d’une véritable école de la catastrophe qui a compté des noms aussi important, par exemple, que John Brunner (1934-1995). Brunner est désormais considéré comme un classique par sa manière de raconter la fin du monde comme Dos Passos avait raconté la naissance des États-Unis : il se livre à un gigantesque cut-up, en mélangeant extraits de presse, statistiques, slogans à son récit. Il est l’auteur au moins de deux panoramas impressionnants couvrant à peu près toutes ces questions devenues aujourd’hui primordiales.

Tous à Zanzibar (1968) les traite sous l’angle de la surpopulation, encore une fois, tandis que Le Troupeau aveugle (1972) choisit le prisme de la pollution. Autre écrivain majeur de cette école de la catastrophe, J. G. Ballard (1930-2009) qui définit sa manière de faire de la SF comme « un présent visionnaire », c’est-à-dire un moyen, en grossissant les lignes de forces de l’époque, d’en anticiper très légèrement les conséquences. ll faut lire sa Trilogie du béton (1973-1975) composée de Crash, sur l’utilisation mortifère de la voiture, d’I.G.H. sur les modifications comportementales induites par les grands ensembles (particulièrement d’actualité à l’heure du confinement) et de L’Île de béton sur la transformation des villes en îles urbaines isolées les unes des autres à cause la densité des autoroutes, cette dernière vision corroborant avec quelques dizaines d’années d’avance les analyses d’un Mike Davis, par exemple dans Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néo-capitalisme (2008), sur une ville comme Los Angeles où l’aménagement capitaliste et concentrationnaire des villes favorise les émeutes urbaines et les... crises sanitaires.

SF française : un genre né avec la contestation

En France, la SF écologique va aussi naître dans le climat de contestation des années 60-70 et de mai 68 en particulier, par le biais de luttes de l’extrême gauche qui vont assez vite intégrer une dimension anti-consumériste tout comme, parallèlement, ce que l’on a appelé le néo-polar renouvelait le roman noir américain pour décrire la société française des années 70-80 avec Manchette en tête de file. Un des auteurs phares de cette génération de la nouvelle SF française est Jean-Pierre Andrevon. Écrivain foisonnant, véritable forçat de la machine à écrire, est né en 1937. Il a sévi dans tous les mauvais genres et a collaboré notamment à La Gueule ouverte, le premier journal d’écologie politique né en 1972.

Andrevon est aussi un anthologiste avec sa série Retour à la terre publiée à partir de 1975, dont le titre est à lui seul programmatique. La SF française devient avec lui et les auteurs qu’ils rassemblent (Daniel Walther, Philippe Curval, Michel Jeury, Joël Houssin, Alain Dorémieux, Christine Renard,...) un véhicule privilégié de la contestation politique et notamment écologiste, comme il l’écrit dans la préface du deuxième volume de Retour à la terre : « Alors revenons sur Terre, où nous attendent la pollution et la tyrannie, la guerre nucléaire et les révolutions morales et sexuelles, les soubresauts sociaux et la mise en coupe réglée de l’environnement, les tripatouillages génétiques et la découverte des énergies douces, la montée de l’électro-fascisme et le fichage électronique, la fin du monde et le début d’un monde nouveau - peut-être. » Ce monde nouveau, écologiquement harmonieux, c’est aussi dans les années 70 qu’un véritable best-seller lui donnera sa forme avec le roman utopique Ecotopia (1975) d’Ernest Callenbach qui imagine après une sécession de plusieurs États de l’Ouest américain, dont la Californie, au début des années 80, la création d’une société écologiste. Vingt ans après, un journaliste est autorisé à la visiter. L’essentiel du roman est composé de son reportage. Plus manifeste que roman, Ecotopia, réédité en 2018 par les éditions Rue de l’échiquier, est pourtant parfaitement représentatif de l’optimisme utopique de toute une époque. Néanmoins, la vision sombre des auteurs est plutôt la norme, y compris chez les lointains précurseurs.

Barjavel, le précurseur

Un des plus célèbres, chez nous, est le français René Barjavel qui, avec Ravage, un roman de 1943, raconte la fin de la civilisation. Ce roman mérite qu’on y porte attention car il pose d’emblée à la fois la nécessité de l’écologie et, bien malgré lui, le risque de dérives que l’on peut retrouver par exemple chez les « durs » de la décroissance. Dans Ravage, l’homme s’est perdu de vue derrière les machines. Mais voilà que l’électricité disparaît tout à coup, plongeant l’humanité dans le chaos. Le récit commence en 2052, à Paris, devenue une métropole de vingt-cinq millions d’habitants. Les deux personnages qui joueront un rôle clé et survivront à la catastrophe ont leurs racines à la campagne et comme la terre ne ment pas, ils sauront garder leur sang froid... Il y a Blanche, venue de Provence pour intégrer une école qui forme les mères de famille d’élite. Elle se laisse tourner la tête par la haute société et, repérée à un concours radiophonique, tombe sous l’influence du directeur de Radio 300 qui voudrait en faire une vedette et plus si affinités. Heureusement, un ami d’enfance du même village, François Deschamps (!) est aussi à Paris pour passer le concours de l’École supérieure de chimie agricole. François Deschamps, malgré son parcours, ne veut pas travailler dans les usines qui produisent l’essentiel de la nourriture et « ne cache pas son intention de prendre plutôt la direction d’une grande exploitation rurale en Provence » pour travailler à l’ancienne comme le faisait son père.

Le roman de Barjavel a plutôt bien vieilli. L’effondrement de la société technologique est rendu de manière effroyable notamment à travers la peinture d’un gigantesque incendie qui dévore une grande partie de la France. Mais soyons clairs, autant par la date de sa publication, en pleine Occupation, que par l’idéologie sous-jacente qu’il véhicule, Ravage est un livre éminemment réactionnaire, voire franchement partisan du retour à la terre prôné par Vichy.

Extrait du film Soleil Vert sorti en 1973.
© Swashbuckler films

Il est encore plus intéressant aujourd’hui car il met le doigt, bien malgré lui, sur une des contradictions et, qui sait, des péchés originels de la pensée décroissante. La société des survivants, dirigée par Deschamps dans la dernière partie du roman, est un modèle écologique fondé sur le troc : « Rien ne se vend, dans le monde nouveau, qui ne connaît pas le sens du mot “marchand” » mais c’est aussi celui d’une simplicité volontaire pour le moins rugueuse : pouvoir patriarcal, interdiction de l’alcool, destruction des livres encore existants, sauf quelques volumes de poésie « qui ne furent dangereux que pour leurs auteurs ». On pourra cependant trouver, dans la SF, une critique consciente des dérives possibles d’un certain intégrisme écologique par des écologistes eux-mêmes. Philippe Curval, un proche d’Andrevon, publie ainsi avec Le dormeur s’éveillera-t-il ? en 1979 un roman où il imagine une société française où les « Ecos » ont gagné et par leur refus de toute utilisation d’énergie, y compris solaire, ramènent la société à une espèce de féodalisme rural balkanisé : « Personne aujourd’hui n’était capable de reconstituer le puzzle de la civilisation pour en lire l’image ; surtout personne ne le désirait plus. »

Attention à l’intégrisme vert

Aujourd’hui, en conclusion, il semblerait que la SF, toujours en avance d’un ou deux coups, comme aux échecs, soit en passe d’anticiper la possibilité que la décroissance devienne un marché car l’auteur de science-fiction, toujours mauvais esprit, sait comme Lénine que le capitalisme serait capable de vendre la corde pour le pendre. On citera deux romans qui explorent avec une véritable force ce thème assez nouveau : Aqua TM (2006) de Jean-Marc Ligny, fresque impressionnante, montre comment, sur une planète en plein stress hydrique, une multinationale va tout de même tout faire pour s’emparer de la découverte miraculeuse d’une nappe phréatique au Burkina Faso. Quant à Norman Spinrad, vieux routier américain de la SF réfugié à Paris depuis les années Reagan, il précise, dans Bleue comme une orange, comment le fameux réchauffement climatique pourrait très bien, dès cette fin du siècle, devenir une catastrophe terriblement rentable pour quelques financiers avisés. On l’aura compris, la SF n’est jamais aussi intelligemment politique que lorsqu’elle parle d’écologie, ce que remarquait déjà, dès 1980, un des gourous français du genre, Gérard Klein, dans sa préface à Histoires écologiques, un des volumes de sa grande anthologie de la SF : « Force est de constater que cette dimension contestataire est pratiquement réservée, dans la littérature de science-fiction, au développement des thèmes touchant de près ou de loin à l’écologie. »

Si vous avez raté le début, vous pouvez toujours lire la première partie ici.