Noirs desseins et couleurs troubles

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 12 juillet 2019 à 14:13

Agressé dans une ruelle par deux bandits affublés de masques de souris, un homme se fait dérober sa mallette ainsi que son identité. Sans visage, il réalise qu’il peut s’approprier n’importe quelle enveloppe corporelle par simple contact tactile...

Filé, poursuivi, coincé dans un cul-de-sac et agressé, un homme se fait voler sa mallette par deux fripouilles affublées d’un masque de souris et se retrouve démuni de tout. Désormais sans visage, il s’efforce de récupérer son identité et d’échapper aux machinations et souricières dressées dans ce monde féroce et implacable. Il s’aperçoit que par un simple toucher, il prend l’apparence d’êtres humains ou d’animaux. Sa quête échevelée le conduit au repaire de Pussyman, un malfrat à tête de chat, sauvagement amoureux de Lilith, une démone dominatrice et menaçante.

L’excès fonctionne à plein

L’ouvrage, imposant par sa taille, l’est tout autant par l’effervescence qui anime la plupart des planches débordant de partout et qui gagnent à être scrutées pour délivrer toute leur richesse. Pirouettant entre BD et illustration, changeant de registres à l’envi, comme dessiné dans l’urgence, déconcertant au premier abord, l’album aspire le regard, change notre manière de voir, nous exerce à déchiffrer les différents niveaux de lecture.
Lukas Verstraete s’immisce dans son récit, s’aventure sur un chemin d’écriture singulier, alternant le noir-blanc-bistre et des couleurs comme maladives rappelant les affiches de films d’aventures hollywoodiens des années 1940 et 1950.
Les planches truffées de détails insolites, parfois largement irrévérencieux, sont servies par une mise en page inventive, passant d’un riche fouillis savamment agencé à un seul motif en réserve dans le blanc de la page. Il arrive qu’un ou plusieurs personnages apparaissent plusieurs fois dans un décor ou paysage, l’action se déroulant chronologiquement : Pussyman, assis dans un canapé, ouvre la mallette, impressionné par le contenu, réclame le téléphone, active son homme de main et demande à Lilith de le rejoindre. Ce qu’elle fait aussitôt, comme dans Aladin où le génie sort de la lampe, elle surgit du combiné téléphonique, véritable spectre qui se déploie gigantesque dans l’espace.

La question du pire

Univers de corps hallucinés, monstres dévorants, crânes qui explosent… destinée d’un quidam, dislocation du moi et épanouissement vers la catastrophe. Cette course à perdre haleine où la violence se déchaîne et le malaise fermente, est fondée sur une reconnaissance de dettes envers Spiegelman, l’auteur de Maus (récit des camps de la mort où les nazis sont des chats et les juifs des souris).
Le lecteur retrouve aussi les hommes-bêtes, les hybrides qui peuplent L’Île du Docteur Moreau de HG Wells et de ses multiples adaptations cinématographiques ou l’atmosphère des films de Cronenberg, autant de spécimens d’humanité modifiés d’un monde de manipulations génétiques. Il y a dans ce séquençage qui déferle impétueux, heurté comme une lame de fond implacable, d’une virtuosité entraînante, qui se propulse hors des systèmes narratifs trop prévisibles, une singulière matière à réflexion.
Passant du grotesque, du déjanté à l’épouvante et au tragique, Lukas Verstraete donne à lire avec une prégnance terrifiante ce qui s’impose de plus en plus comme une évidence, les enfers sont déjà à la marge de la terre habitée : pensée unique, corps substituables, pouvoir qui recourt à la violence…
Dans cette orgie de brutalité, de biscornu et de grouillement, qui a l’apparence d’une divagation, se joue quelque chose de capital qui affouille les abysses de nos peurs et de nos cauchemars. L’auteur en fait une œuvre des plus audacieuses de notre temps. Un trésor pour bibliophiles.

Un livre pour se faire des amis, de Lukas Verstraete. Éditions Même pas mal, couverture cartonnée, 27,5 x 36 cm, 208 pages, 35 €.