Poésie

Ponthus : des feuillets bien usinés sur la ligne

par Franck Jakubek
Publié le 4 mai 2019 à 17:33

Une dentelle de mots face aux viscères et au sang : À la ligne, premier roman d’un nouvel auteur, nous prend aux tripes comme un roman vrai écrit pour l’amour des hommes et des mots au détour des froids laboratoires des usines bretonnes dédiées à la viande et au poisson de masse.

« Au début, il fallait consigner les journées qui me semblaient complètement, tellement absurdes. Et en garder une trace, en me disant que j’allais pas rester longtemps à l’usine. En garder une trace, et me dire que quand tout cela ce serait fini, j’aurais au moins un petit souvenir  », sourit l’auteur. Alors chaque soir, avant de sombrer dans un sommeil à peine réparateur, il s’astreint à l’écriture. Et consigne, jour après jour, mission après mission, les mots et les gestes, les moments durs, la course folle contre le temps. Écrire tout de suite car au réveil, la nuit aurait gommé les traces de la veille. Au fil «  des mois et des années, les textes, les pages se sont un peu accumulés  ».

Le résultat est splendide et À la ligne a gagné cette semaine une nouvelle récompense [1]. Le jury du Salon du livre de critique sociale d’Arras lui a attribué le prix Amila-Meckert. Une reconnaissance indiscutable de ce nouveau talent à l’œuvre. Et beaucoup d’émotions pour Joseph Ponthus qui ne s’attendait pas, à la sortie du livre en février, à recevoir autant d’encouragements et de félicitations.

Une double ligne

Quand le jeune Rémois d’origine débarque en Bretagne, c’est par amour, un pur, un merveilleux amour. Il plaque tout pour rejoindre celle qu’il veut épouser et découvre la Bretagne… et le chômage.

Travailleur social, il trouve peu de débouchés pourtant sur les terres de Merlin. Alors s’ouvre pour lui une nouvelle vie, faite d’attentes et de douleurs, au dos, aux mains. L’intérim lui fait découvrir le monde de l’agro-alimentaire breton. Entre terre et marée, il va filer des poissons, trier des bulots, emballer les crevettes, pousser des carcasses, nettoyer au karcher les restes des découpes, le sang, les boyaux, les restes du genre animal… Croiser des humains, ses semblables, rompus ou pas à l’art de la chaîne.

Joseph Ponthus : la littérature comme un sport de combat face au capital et son injustice sociale

Ou plutôt de la ligne, d’où le (double) titre, le nouveau nom que donnent les maîtres des nouveaux temps modernes aux chaînes de production, rien à briser ici du coup, juste la ligne à suivre. Sous peine de faire peiner plus les copains. Surtout ceux qui interviennent après, qui attendent de recevoir leur part de travail, préparé ou pas en amont par un autre forçat, pardon, un autre membre de l’équipe. Le management a envahi le moindre petit abattoir mais le métier reste le même qu’aux premiers temps. Dur à l’homme, dont le corps doit se plier au rythme, trouver les bons gestes sous peine de se briser ou, pire, de briser « la ligne ».

«  C’est beaucoup trop classique, trop fordiste. Il n’y a plus de contremaîtres, il y a des conducteurs de ligne ; il n’y a plus d’ouvriers mais des opérateurs de production. C’est la volonté du capitalisme de dé-nommer les choses pour masquer la réalité ouvrière », souligne-t-il. Il y a un tel morcellement des tâches, aux noms si différents, que les salariés ne se qualifient plus comme ouvriers mais selon la tâche qu’ils réalisent. Deux ans et demi de chômage, car l’intérim c’est aussi du chômage, et des dizaines de missions différentes. Plus ou moins longues, la nuit, le jour, par poste. Et la musique, la littérature comme ligne de conduite. Les mots pour vaincre les maux et suivre un rythme de combat comme en automatique. L’homme devient machine à suivre en cadence les mêmes gestes, les mêmes pas. «  Chanter, ou mieux, passer deux heures à rechercher au tréfonds de sa mémoire des paroles d’air qu’on croyait oubliées, et voilà deux heures gagnées contre la machine », évoque Joseph Ponthus. Et il a un vaste répertoire, cet ancien élève de Khâgne à Jean-Jaurès, le bien nommé, son bahut des terres champenoises.

Chômeur, mon frère

Ce n’est pas son premier livre : Nous, la cité était « une expérience avec quatre jeunes de banlieue quand je bossais comme éducateur en région parisienne en 2012 ». Mais À la ligne est son premier roman, dédié « aux prolétaires de tous les pays aux illettrés et aux sans-dents avec lesquels j’ai tant appris ri souffert et travaillé (sic) ». Car c’est ainsi, A la ligne est ainsi tracé, sans ponctuation, à la ligne, en vers libres. Une composition choisie, scandée comme une transe. La musique des mots file de page en page. Avec une dignité et une élégance rare. À un présentateur téléqui lui demandait ce qu’il allait faire de cette fraîche gloire, et de ses droits d’auteur, il lance, sérieux mais souriant : « Me faire refaire les dents ! ». La littérature comme un sport de combat face au capital et son injustice sociale.

Il a dit à son patron qu’il avait commis un ouvrage à l’ombre de l’abattage. Une honnêteté, une sincérité claire. Depuis, il n’est plus appelé, il n’a plus de contrats de cet employeur-là. La division des tâches sûrement, pas encore le changement de classe pourtant.

La douce humanité qui émane du livre n’enlève rien à la brutalité de l’usine. Souvent Trenet et ses sublimes chansons ont porté Ponthus à des années-lumière des gestes mécaniques qu’il accomplissait. Pour nourrir la ligne, que de lignes lues et recherchées. Tous les livres et toutes les chansons stockés dans sa mémoire ont permis à Joseph Ponthus de sublimer les heures passées dans l’atelier. Chacun fait son chemin comme il peut. L’espérance, ou pas, au bout.

Lui s’est fixé un but qu’il a atteint. Il a arraché ce livre de ses propres mains au monde du réel à force d’user ses os sur la féroce ligne du capital. Il s’est promis d’aller plus loin à l’ouest, mais pas plus loin que Ouessant. Nous savons qu’il en reviendra avec un autre roman. Là où on l’attend le moins. Faisant ressurgir un autre Pontus, Pontus de Tyard, celui de la Pléiade, dont il est un des descendants. Un hommage en boucle, pour une ligne sans point.

Voilà de quoi toucher même le plus avare en mot des marchands de viande. Puissent-ils entendre la complainte de ceux qui taillent et abattent.

A la ligne - Feuillets d’usine , par Joseph Ponthus, La Table Ronde, 18 €.

Notes :

[1Grand Prix RTL/Lire 2019 et Prix Régine Deforges 2019

Mots clés :

roman Joseph Ponthus