Seuil, Beaux Livres, 216 pages, 260 x 285 mm, 39 €
Une histoire des lointains de Georges Vigarello

Dans l’inconnu du monde

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 30 décembre 2022 à 13:22

L’horizon, le monde s’y arrête-t-il ? L’imagination s’en empare, déjà au 5e siècle avant JC, Eschyle dans Prométhée évoque des contrées inconnues au-delà des colonnes d’Hercule (détroit de Gibraltar) peuplées de créatures qui n’ont rien d’humain (visage de cygne). Questionnement sans fin sur cet ailleurs, voyages ou traversées plus ou moins fabulés, sur leurs aspects, figures et mystères qui suscitent attrait et inquiétude. C’est d’abord tout un bestiaire fantastique qui défile : cyclopes, hommes sans tête, à cornes, pieds fourchus enflammés et d’animaux insoupçonnés, centaures, chevaux ailés, licornes, griffons, sirènes et oiseaux aquatiques. La fantasmatique continue à côté d’observations concrètes comme la présence d’êtres hybrides, hommes à tête de chien parmi les populations du golfe du Bengale décrites par Marco Polo dans son Livre des Merveilles, 1410.

L’usage du monde

Le champ de vision s’élargit avec les traversées et voyages de Christophe Colomb, 1492, Vasco de Gama, Magellan et Amerigo Vespucci. Les Grandes Découvertes efface le cabotage utilisé par crainte des dangers décrits dans les récits mythologiques et les légendes et aussi en raison du manque d’instruments de navigation. Des cartes enluminées complètent le monde connu : aux terres révélées depuis peu s’ajoutent encore des territoires représentés par imagination. De l’Antiquité à nos jours se succèdent des siècles de curiosité, d’émerveillement passager, d’aventures, d’intérêt pour les connaissances (les gravures de Théodore de Bry renseignent sur les mœurs des tribus de Floride, 1591), de conquêtes et d’exploitation. Découvertes suivies de carnages comme en 1520 ceux de Cortès « excusés » par l’Occident en raison des promesses de métaux précieux. Peu d’explorateurs ont le regard de témoins empathiques. Les pays occidentaux s’arrogent le droit de régenter le monde en s’affirmant « dépositaires exclusifs des espaces et des durées  ». Aux rêves romantiques, aux Voyages extraordinaires de Jules Verne, s’adjoignent les visées coloniales (Conférence de Berlin et partage de l’Afrique, 1885). En Amérique, 80 tribus indiennes en voie d’acculturation, furent cantonnées dans des réserves par l’homme blanc. Aujourd’hui, des particuliers, des hommes d’affaires, des États achètent, souvent à vil prix, des millions d’hectares, notamment en Afrique, sans se soucier des populations qui vivent sur place. Ce voyage immobile à travers les terres lointaines, l’espace compris, échappe au pittoresque que l’auteur analyse, pour traduire l’Histoire. L’iconographie, particulièrement soignée, puisée dans un fonds considérable (mosaïques, parchemins, mappemondes, objets, gravures, peintures, tapisseries, photographies) est l’un des atouts de cet ouvrage d’une érudition vertigineuse qui, didactique et exemplaire, s’adresse à tous. À chaque lecteur, désormais, d’ajuster son regard.