Éditions Albin Michel, 220 pages, 19,90 €
La puissance des ombres de Sylvie Germain

De la vie en farce à la mort en face

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 19 août 2022 à 14:37

Daphné et Hadrien qui se sont rencontrés il y a vingt ans à l’entrée du métro organisent une fête d’anniversaire, invitant leurs amis à choisir un déguisement évoquant une station de la RATP. Les travestissements, petits joyaux, accessoires mis en majesté, sont décris d’éclatante matière, palette chromatique, sons et odeurs convoqués. Les invités, les uns après les autres, sont observés sous toutes leurs coutures : il s’agit de deviner qui ils sont. Suppositions, affirmations, dénégations, forfaits déclarés, reconnaissances... Joutes verbales, un tourbillon crépitant de questions et de réparties qui fusent pleines de vivacité, d’impertinence joyeuse, de truculence ou d’ironie parfois acide, d’instants délicieux parsemés de quelques dragées au poivre. On discute... Le marquis de Sade et la part de ténèbres de tout un chacun enflamment les débats, on évoque les criminels célèbres, on disserte avec une sorte d’enjouement quelque peu cynique. En résulte la saisie d’un tissu social mettant au jour les coulisses de cette frange de la société, les petits riens d’existences ordinaires soudain frappées au cœur.

Noirceurs du destin

Cette sarabande euphorique de joyeux drilles vire brutalement au drame. Un des convives se tue en tombant mystérieusement du balcon. Quelques mois plus tard, un autre subit le même sort en dégringolant une rue-escalier. Chacun se demande si une série n’est pas en train de commencer. Un événement tragique, un second... et le roman délaisse la dimension chorale pour se focaliser sur un des protagonistes. Il a été présenté et longuement en dernier lors de la recherche festive du «  Qui es-tu ?  », au cours des agapes, il a eu un malaise et a quitté l’assemblée pour se reposer. Sylvie Germain accompagne ses personnages, surtout ceux qui sont entraînés vers l’irrémédiable. Les ombres des deux morts de la fête d’anniversaire sont rejointes par celle du cercle familial du meurtrier. Tenaillé par ses actes, il est prisonnier d’un passé tragique, souvenir obsédant du rapt et de la mort de sa jeune sœur alors qu’il était chargé de veiller sur elle. Le silence de la famille a accentué sa culpabilité et sa souffrance, infiltrée depuis l’enfance au plus profond de son être, s’est cristallisée avant de resurgir de cette nuit où elle était enfouie, avec une violence qu’il ne soupçonnait pas. La puissance du refoulé. À quoi tient une destinée ? Ce qui l’oriente, la façonne ? Sylvie Germain nous convie à nous plonger dans les recoins obscurs et les désordres de l’âme humaine. Écrivaine accomplie, fascinée par les ombres, elle creuse lumineusement ce thème au plus intime, l’intégrant dans une vision chrétienne de l’existence et mène cette singularité à son point de perfection.