nne, Emily et Charlotte Brontë par leur frère Branwell. National Portrait Gallery Londres
Charlotte Brontë dans la Pléiade

Deux classiques méconnus de la littérature anglaise

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 4 novembre 2022 à 12:18

Une voix féminine se manifeste avec force et le volume éclaire la mythologie qui a fait la célébrité des sœurs Brontë.

Charlotte Brontë (1816-1855), « icône des lettres anglaises », est appréciée pour son roman Jane Eyre qui connut un succès inouï et que beaucoup pensait unique. Il fut publié en 1847, sous-titré Une autobiographie procurée par Currer Bell, pseudonyme sans genre. Un concentré de romanesque porté à son plus haut degré d’excellence. L’intensité de cette voix, d’une sincérité majuscule nous prend à témoin. Derrière Jane, nous voyons Charlotte, «  nous nous lisons à travers elle » précise Annie Ernaux, identification de femmes qui ont été humiliées. Le sentiment de cette blessure traverse le roman. Quand Charlotte commence son second roman, c’est le drame. Son frère et ses sœurs Emily (qui a écrit Les Hauts de Hurlevent) et Anne (La Locataire de Wildfell Hall), toutes deux atteintes de tuberculose, meurent en quelques mois (1848-1849). Une petite société, une fratrie unique d’écrivains disparaît.

Portraits de femmes dans une Angleterre patriarcale et corsetée

Shirley. 1812, le Yorkshire, bastion de l’industrie et du commerce des draps subit l’embargo décrété par Napoléon. Le patronat décide de mécaniser les usines, privant la population de ses moyens de subsistance. Robert Moore, un manufacturier, est confronté aux luttes sociales et à des problèmes financiers, trop préoccupé pour s’intéresser à sa cousine, Caroline, douce et réservée, qui est éprise de lui et qui cherche à s’émanciper en accédant à un poste de comptable. Robert pense plutôt à Shirley (à l’époque prénom masculin), héritière d’une fortune substantielle. Caractère bien trempé, fantasque, exubérante, elle sait s’imposer dans une société gouvernée par les hommes (elle se fait appeler Capitaine Keeldar). Son esprit d’entreprise l’amène à investir dans l’usine de Robert et de secourir les familles les plus démunies. Comme Jane Eyre, ces deux héroïnes (qui tiennent des sœurs de Charlotte) refusent d’être cantonnées à «  confectionner des desserts ou à tricoter des bas ». Pionnier du roman social et des revendications féministes, Shirley est aussi une peinture de mœurs d’une société provinciale sujette à des luttes d’influence entre les chapelles religieuses et à des tensions politiques. « Charlotte Brontë ne partage pas le point de vue des industriels, elle pense qu’il y a oppression au nom du progrès » note Laurent Bury dans la préface.

Le récit de Villette, 1853, inspiré de sa place de professeur dans un pensionnat belge est confié à une narratrice Lucy Snowe, impliquée dans des « affaires de cœur  ». Confrontée aux colères de M. Paul, un collègue, touchée dans son orgueil, elle ne se soumet pas et s’isole. Lorsqu’elle revoit John, le fils de sa marraine, souvenir de jours heureux, elle revit. Mais elle découvre que M. Paul qui a remarqué ses compétences est un homme plus sensible qu’il n’apparaissait au premier abord. Le lecteur est amené à croire à un éventuel rapprochement. La réussite du roman réside dans la manière dont l’autrice parvient à ce que le lecteur adhère aux faits évoqués par une narratrice qui, précise le préfacier, «  avoue vivre dans un monde où le rapport au réel devient flou ». Une Lucy Snowe à facettes qui change selon les personnes qu’elle rencontre. Bien que mélancolique, dépressive, elle est capable de tenir tête aux hommes. Et l’autrice lui offre de surcroît humour, ironie et causticité même quand elle raille la superficielle et frivole Genevra, une pensionnaire qui se conforme à l’idée que les hommes se font des femmes. D’autres registres se greffent telle la séquence onirique de la fête nocturne ou celle hallucinatoire des divagations en ville. L’importance et l’excellence des études rassemblées (préface, notices et notes qui se lisent avec grand intérêt, avec plaisir même, chronologie et bibliographie) permettent de jeter une lumière nouvelle sur une œuvre dont on ne connaissait que Jane Eyre.

  • Charlotte Brontë, Shirley – Villette (1849-1853), traductions nouvelles, édition dirigée par Dominique Jean avec la collaboration de Véronique Béghain et Laurent Bury, La Pléiade, un volume relié pleine peau, sous coffret illustré, 1392 pages, 70 €, prix de lancement 65 € jusqu’au 31 décembre.