Frankissstein de Jeanette Winterson

Du cousu main

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 10 février 2022 à 22:42 Mise à jour le 9 février 2022

Prendre plaisir à revisiter un des mythes les plus fascinants de la littérature, ressusciter une vie hors-norme de 1816 et sa créatrice qui devient prisonnière de sa créature… Et celle qui les exhume et les ranime l’est tout autant. Mary Shelley (1797-1851), Percy son futur époux, le poète Byron et sa maîtresse, la demi-sœur de Mary et le docteur Polidori, fuyant les conventions, ont quitté l’Angleterre et résident au bord du lac de Genève où il pleut sans répit. Des jours sans fin, un ennui sans fin… Pour le tromper, ils se lancent un défi : inventer une histoire surnaturelle effrayante. Mary se promenant dans les bois voit sortir de la brume des formes étranges, chimères de son imagination. Elle donnera naissance à un classique de l’épouvante, au docteur Victor Frankenstein et à son homoncule composé de chairs mortes assemblées et cousues. Deux siècles plus tard, comme en écho, Ry Shelley, un chirurgien androgyne, est invité aux États-Unis à l’occasion d’une foire internationale de robotique. Il rencontre Ron Lord et sa créature Claire, un robot sexuel très performant, facile à emporter et à commercialiser et se lie avec Victor Stein, spécialiste pointu de l’intelligence artificielle. Ry leur livre des cadavres pour leurs rêves d’éternité (déni de l’inexorabilité de la mort) et d’expériences de téléchargement sur ordinateur du cerveau d’un homme cryogénisé. Tous ces projets intéressent Polly, l’opportuniste journaliste de Vanity Fair, à l’affût d’un scoop.

Le passé et ses doubles, miroir à deux faces

Tout en alternant par chapitre l’époque de Mary Shelley et celle de notre siècle obsédé par le transhumanisme, Jeanette Winterson les imbrique (connexions, interférences, décalages) et met en parallèle une imagination débridée reposant sur du scientifique et des faits authentiques comme ce centre américain de cryogénisation Alcor où des personnes plongées dans l’azote liquide attendent d’être ressuscitées. Ce roman-fable abracadabrantesque, audacieux dans sa vision du futur de l’être humain, révélateur des mutations de notre société, évoque la tentation dominatrice de plier l’amour à l’aune de la mécanisation sexuelle en vogue. Opérant des ponctions au sein de la littérature (légendes scandinaves, Métamorphoses d’Ovide, huitième cercle de l’Enfer de Dante) et du cinéma (2001, l’Odyssée de l’espace, Dracula et consorts), elle les façonne pour réduire toute couture-cicatrice et les intégrer dans un récit ainsi rendu fluide. Ainsi, si le gothique investit sciences et technologies, c’est dans un roman qui fait honneur à la littérature. Par ailleurs, l’écrivaine rend hommage à de grandes figures féminines : Mary Shelley of course [1] , Ada Lovelace fille de Byron qui inventa un algorithme logiciel, premier programme informatique et la mère de Mary Shelley, Mary Wollstonecraft, qui prône une révolution dans les mœurs pour rendre aux femmes leur dignité perdue, bafouée. Comme Woody Allen le fit dans La Rose pourpre du Caire où un personnage sort de l’écran pour rejoindre une spectatrice, c’est au tour du savant de Mary Shelley et de son avatar contemporain de sortir des pages de leurs livres respectifs pour demander des comptes à leurs génitrices.

Éditions Buchet-Chastel, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Céline Leroy, 350 pages, 22 €.

Notes :

[1Bien sûr.