Les Merveilles d’Elena Medel

L’argent nécessité première

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 31 mai 2022 à 08:07

Le destin précaire de deux Espagnoles en quête d’indépendance. Cinquante années d’Histoire de la fin du franquisme à nos jours, transition démocratique et arrivée des socialistes au pouvoir.

Madrid 2018, Alicia, la trentaine, travaille dans une boutique de sandwichs à la gare d’Atocha. Bénéficiant d’un certain bien-être, sa famille s’est trouvée démunie, criblée de dettes à la suite du suicide de son père dont les placements financiers aventureux ont tourné à la débâcle. Alicia est depuis l’âge de treize ans victime de cauchemars récurrents, elle voit le corps pendu de son père. Maria, née dans une famille populaire, bientôt septuagénaire, doit y rejoindre la manifestation, sans précédent en Espagne, appelée la « Grève des Espagnoles » pour défendre le droit des femmes. Enceinte très jeune, confiant sa fille Carmen à ses grands parents et oncles, elle a quitté Cordoue en 1969 pour la capitale, s’engageant comme femme de ménage et aide à domicile. Les deux femmes ne se sont jamais rencontrées, pourtant elles devraient se connaître.

Des vies de labeur à découvert

« Manifestement, l’argent a à voir avec la vie. » Elena Medel met en exergue ce vers d’un poème de Philip Larkin, 2001. Et le roman commence : « Elle (Alicia) fouille en vain dans ses poches »… L’incertitude des lendemains, l’obsession de boucler les fins de mois… L’argent les définit. Même si le manque limite leurs vies, les relègue à une place dans la société fixée une fois pour toutes, elles cherchent à conquérir leur liberté et, s’appartenir pleinement et non être sous la coupe d’un mari, d’un employeur. L’auteure entrelace le destin de ces femmes, de ces « invisibles », incarnations vivantes de ce peuple d’anonymes qui doit se démener pour exister. Comment l’intime dépend du politique… le récit restitue un vécu au quotidien fourmillant de détails arrachés à leur apparente insignifiance et dessine, non pas une toile de fond mais l’Histoire de l’Espagne en train de se faire. Ce qui se construit en alternance (les lieux, Cordoue et Madrid, et les époques, dictature franquiste, démocratie, gouvernement libéral-conservateur ou social-démocrate) est tissé de sentiments, de chagrins et de joies éphémères qui peuvent, en faisant l’expérience de l’action volontaire, s’ouvrir vers un autre horizon, un social à nouveau porteur de sens. Les sensibilités au départ, froissées, réduites en miettes, se réactivent, résultat de solidarités choisies. Vision d’une justesse remarquable, spontanée, douée d’une capacité d’identification affective à autrui.

Éditions La Croisée, traduit de l’espagnol par Lise Belperron, 218 pages, 20 €.