Les Cahiers Dessinés, 192 pages, 28 x 22 cm, 39 €
Et il n’est plus de place alors pour la peur de Joël Person

L’œuvre de chair : au plus près des corps

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 29 novembre 2022 à 10:41

Le dessin, art de la figuration, réussit encore aujourd’hui à rivaliser avec le déferlement et le télescopage d’images générées par calcul. Le virtuel devenu l’élément d’appréciation du réel, produit des images sociales de rechange, dès lors d’où et comment dessiner, concevoir la juste distance afin de « mesurer la richesse enfouie dans le concret des choses », d’entrer en résonance avec notre existence et de retrouver l’unité qui risquait d’être perdue entre ces choses, le monde et les êtres qui y vivent ? Provoquer des éclosions et des rencontres affectives, renouer avec l’emprise sensorielle de l’image, opérer un « retour au monde sensible » comme l’indique Philippe Garnier dans l’introduction de l’ouvrage. «  À la place du grisé des pixels, une matière vivante surgit  ». Depuis les années 2000, Joël Person se consacre pleinement au dessin et saisit à la pierre noire, encre de Chine, fusain, acrylique ou huile, des scènes de la vie quotidienne (gens dans le métro, dans un musée, manifestation de femmes contre Trump…). Dans ses Portraits, « figuration rigoureuse et jaillissement du sensible  », il saisit les tensions intérieures en portant son attention au mouvement du corps, à la position du visage et de ses crispations : « le modèle fuit dans un ailleurs » (L’Étudiant aux Beaux-Arts).

Enfermement et apparente liberté

Dans une stalle d’écurie ou au Salon de l’Agriculture, un cheval attend indéfiniment, comme accablé… une barre de métal lui masquant les yeux. À l’opposé, en échos inversés, des chevaux non enfermés, se dressent, se cabrent… Corps affranchis de toute entrave ? En apparence seulement, combien d’heures de travail, d’apprentissage, de soumission pour y arriver ? De même, Les Chevaux de l’Apocalypse ou ceux de La Déferlante, 2020 (de véritables « murs » noirs, l’entrecroisement des pattes rappelant celui de La Bataille de San Romano de Paolo Uccello, 15ème siècle) semblent au premier coup d’œil jouir d’une totale liberté, galoper à bride abattue. Frise indéfiniment prolongée bénéficiant de surcroît de grands formats (150 x 310 cm)… Mais on entrevoit un harnais, mors et muserolle, les bottes et la casaque des jockeys, signes d’animaux dressés. De plus les têtes sont coupées par le cadre, cette cavalcade en aveugle et le silence des sabots martelant le vide atténuent l’énergie du galop. Le malaise qui émane de la vision d’un bovin pendu ou effondré au sol à l’intérieur d’un abattoir contraste avec la puissance de vie, de vigueur et de ressort des taureaux qui, elle à son tour, est tempérée par l’enfermement que provoque le maillage de traits de croquis antérieurs. Ainsi, l’œuvre de Joël Person est beaucoup plus complexe qu’elle ne paraît.

Animer ou réanimer l’image

Dans des scènes d’actualité, Bruit du monde, on décèle le souvenir d’œuvres du passé. Pour la Gay Pride, Philippe Garnier signale l’empreinte de la Danse de Carpeaux et pour les migrants morts gisant dans un canot celle du Radeau de la Méduse de Géricault. Le cinéma est aussi sollicité. Au réfectoire, les assiettes, bouteilles et verres, valsent comme emportés par une secousse sismique. Les collégiens grimpent sur le toit du pensionnat et bombardent les autorités, représentants d’une société bourgeoise qui s’emploie à les socialiser, à avilir l’homme dans l’enfant. Ce sont les adolescents révoltés du film de Jean Vigo, Zéro de conduite, 1933, interdit par la censure jusqu’en 1946, qui prolongent une manifestation de 2019 des gilets jaunes. Quant aux CRS, formation serrée harnachée de boucliers, casques et matraques, ils sont prêts à intervenir. Joël Person redessine ce qui circule sur les réseaux sociaux et nous gratifie d’images qui s’enflamment et se rallument l’une à l’autre (série L’Eau qui dort). Il rejette le cliché figé et pratique de même concernant les concerts (Orchestre de Radio France, Festival Pablo Casals de Prades). La vibration musicale qui impulse les corps en mouvement importe autant, sinon davantage, que la représentation minutieuse des attitudes des musiciens et de leurs instruments. Les traits à la pierre noire s’activent, se démultiplient, s’entrecroisent comme des ondes sonores en expansion. C’est la sensation qui prime, le spectateur vit littéralement à l’unisson des musiciens. Cette écriture-dessin singulière, d’une intensité rare, à fleur de peau et dans la chair du papier, brise les rigidités du regard. Les textes de Philippe Garnier et de Frédéric Pajak ainsi que l’entretien avec Callisto Mc Nulty éclairent une œuvre inédite d’une envergure exceptionnelle.