Des nouvelles courtes et longues

La vertu d’excellence

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 18 mars 2022 à 15:43

Deux écrivains, le britannique Saki et le japonais Murakami, donnent du lustre à un genre, la nouvelle, qui suscite de plus en plus d’intérêt, le premier revendique l’esthétique de la brièveté, le second déploie un geste plus ample. Tous deux nous offrent une passionnante démonstration des pouvoirs de textes courts à ouvrir grandes les fenêtres sur le monde en s’appuyant sur la fiction, à décrire leurs contemporains ou à ne pas hésiter à s’engager dans la voie de la confidence, sorte d’autobiographie en filigrane.

> Le Parlement infernal, reflet grimaçant du conformisme Hector Hugh Munro qui a pris le nom de Saki (1870-1916, tué dans une tranchée de la Somme) scrute d’un regard incisif la société britannique du début du 20e siècle, met au jour ses coulisses, toutes ses tares enfouies sous une façade de politesse extrême : égoïsmes, mensonges, lâchetés. Sans honte, sans remords, il pratique la « délation » systématique qui avance mine de rien, immersion caustique d’un hôte satisfait du bon tour qu’il joue, tout en revêtant les apparences d’un détachement fait d’invite et de retrait, d’insolence bienvenue et de malice enjouée. Cent cinquante nouvelles, merveilles de concision (cinq ou six pages au plus), corrosives, impertinentes, un vrai régal s’enrichissant sans cesse de tonalités nouvelles et dont la force d’impact jamais ne s’abolit. On se délecte de ce jeu de massacre, on apprécie ce mordant petit « éloge » des comportements mondains : féroce avec les hypocrites et les politiciens corrompus, misogyne avec les épouses tyranniques, tendre et généreux avec les enfants. Un humour où l’absurde le dispute aussi à la fantaisie ou à la mélancolie, à la tristesse (souvenir des douleurs de l’enfance). Deux exemples suffiront à montrer que la vérité du comique diabolique n’est pas figée dans le marbre. Pour sauver son furet, un petit garçon prie un dieu qu’il invente d’infliger à sa tante le sort qu’elle destine à l’animal, l’acariâtre trépasse (orphelin, Saki a été élevé à la dure par ses tantes). Un matou doué de parole ne se prive pas de révéler les secrets et bassesses de ses maîtres qui n’hésiteraient pas à le trucider : imaginez un être humain disant leurs quatre vérités aux intéressés…

> Première personne du singulier : l’allègement de soi par les mots Haruki Murakami qui s’est toujours retranché derrière ses romans-fleuves nous livre cette fois huit nouvelles dont le titre suggère une autobiographie. Qui est ce narrateur qui dit « je » ? L’auteur évoquant ses souvenirs, ses rencontres, cherchant à affronter son image ou à nous inciter à nous confronter à la nôtre ? Donne-t-il libre cours à un imaginaire peuplé de fragments d’une mémoire ajourée, images filées à petits points ou relate-t-il des histoires rêvées ? Autant de manières de rendre compte de l’expérience humaine, de trouver sa place dans le monde, de conférer un sens à son existence et d’arracher les petites choses à leur apparente insignifiance… Un homme ne rate aucun des matches de base-ball de son équipe préférée et la soutient malgré les défaites qu’elle collectionne. Certains changent de vêtements pour endosser une autre identité. Un singe qui prise la bière fraîche et les musiques de Bruckner et de Richard Strauss vole le nom des femmes qu’il ne peut séduire. Au cours d’une étreinte amoureuse, une jeune femme crie le nom d’un autre homme… Des choses affleurent comme réactivées… Remenbrance nostalgique ? Refuge dans une configuration que l’on peut arranger à sa convenance ? La mémoire se construit-elle des fictions qui sont autant de vérités quelque peu oubliées, textes attrayants d’une invention toujours avivée ?

Le Parlement infernal, Nouvelles intégrales, éditions Noir sur Blanc, 846 pages, 29 €. Première personne au singulier, éditions Belfond, 154 pages, 21 €.