Les éditions La Déviation rééditent La crise

Les mêmes questions éternelles

par Philippe Allienne
Publié le 28 décembre 2021 à 11:37

La Crise, c’est un roman de Jean Kanapa publié en 1962 aux Éditeurs français réunis. La Déviation a choisi de rééditer cette centaine de pages (110 exactement) à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de l’auteur qui aurait eu cent ans cette année. Sans doute pas plus qu’à l’époque de sa première édition, le lecteur ayant une connaissance de ce dirigeant politique, réputé pour son stalinisme, ne peut s’attendre à une écriture aussi fluide pour un récit raconté avec beaucoup de distance, de tact et surtout de subtilité. On peut effectivement parler d’un petit bijou littéraire comme n’hésite pas à le faire l’éditeur, ce qui n’est pas étonnant. Avec ce livre, nous entrons dans l’univers plutôt feutré d’une famille bourgeoise dont le père, un industriel anglais installé en France (mais qui se partage toujours avec son pays d’origine) voit arriver un tournant pour son entreprise d’automobiles. Son épouse, une élégante parisienne qui garde sa jeunesse, ne se pose pas de questions sur la vie. Jusqu’au jour où l’une de leurs filles, Hélène, va clairement et calmement montrer son esprit de rébellion contre cet ordre familial du début des années soixante. De quelle crise nous parle Jean Kanapa ? Il y a celle de son entreprise effectivement, que ses dirigeants vont faire entrer dans l’ère de l’automatisation. C’est qu’il faut résister à la concurrence, au coût de la production et de la main d’œuvre essentiellement. Pas d’état d’âme. L’entreprise va licencier en masse et les cadres dirigeants sont partagés entre mentir aux syndicats (en leur promettant qu’une bonne partie de l’effectif sera repris et que les autres partiront en retraite anticipée) ou dire carrément la vérité pour assommer toute tentative de rébellion. Il n’empêche, les représentants patronaux craignent la grève et ses conséquences. Mais le progrès, c’est le progrès, le capital n’a pas à faire de cadeaux. Il faut foncer. Philippe, le père de famille n’y voit aucun problème. D’ailleurs, il a déjà commencé à se documenter sur les nouveaux process. Pendant ce temps, son épouse fidèle et bourgeoise commence à s’inquiéter. De la crise sociale qui se profile dans l’entreprise de Philippe ? De la crise tout court que va vivre la société de l’après-guerre ? Certainement pas. Ce qui la préoccupe sont deux mots qu’a prononcés sa fille Hélène à l’encontre de sa sœur : « Big Mouth. » Elle qui, pour la première fois, refuse de passer ses vacances en Angleterre et veut rester en France, reproche à sa sœur de se fondre dans le moule et d’adorer l’Angleterre pour ses messieurs et dames distingués qui chassent le faisan. Mais le questionnement de la mère, Anne-Marie, n’est pas là. C’est que, dans cette insulte, « Big Mouth », il y a la langue utilisée par sa fille. Cette dernière a toujours refusé jusque-là de s’exprimer dans la langue de son père. Début d’une crise ? D’une révolution ? Et puis, quand la période des vacances arrive, Hélène reste effectivement à Paris. Sa mère aussi et, pour elle, de nouvelles perspectives apparaissent. Tout cela est encore une fois très subtilement écrit et mené. On pense aussi à la crise qu’a vécue Jean Kanapa lui-même à cette époque de notre histoire. C’est drôle aussi, et le politique est sans cesse présent, même discrètement. On se demande pourquoi l’éditeur a confié la préface à Frédéric Beigbeder qui voit du Sagan en Kanapa. Mais il écrit des choses justes. Par exemple, il remarque à raison que l’auteur de La Crise ne caricature jamais les riches sauf à glisser quelques stéréotypes comme les pochettes Hermès... C’est que Kanapa connaissait le sujet. Il était lui-même fils de banquier. Et puis, note Beigbeider, « la Crise parle d’une question d’actualité en 2021, ce qui prouve que l’actualité n’existe pas, ou que les mêmes questions se reposent éternellement ».

La Crise, éd. La Déviation, 110 pages, 12 €.