L’œuvre narrative de François Bon explorée par Daniel Portugais

Origine, mémoire et recyclage du réel

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 13 décembre 2021 à 11:29

Sortie d’usine, 1982, quatre semaines de la vie quotidienne d’un ouvrier. Le travail minuté qui l’enferme dans un temps qui use, agresse, mutile et qui taraude jusque dans les rêves. Temps machine, 1992, autobiographie, dix années à travers le monde dans la société d’ingénierie de soudure de haute technicité, « immense réserve plastique d’images ». Paysage fer, 2000, dans le train qui le conduit chaque semaine de Paris à Nancy, François Bon note ce qu’il voit, « variations de récit sur le réel répété à l’identique » : friches industrielles avec ses rimes « usinières », aciérie, scierie, cimenterie (là où le silence s’étend, où l’homme s’est absenté), casses de voitures, hôtels bon marché, commerces ayant baissé le rideau tandis que d’autres, grandes surfaces, rutilent. Mécanique, 2001, saga automobile familiale, travail de précision qui nourrit la chair du livre. Daewoo, 2004, la firme coréenne qui avait bénéficié début des années 1990 de fonds publics colossaux, ferme ses trois usines de Lorraine (téléviseurs, fours à micro-ondes), les délocalise en 2002, ruinant la vie de plus de 1 200 salariés, surtout des ouvrières dont François Bon recueille les paroles chargées d’émotion pour écrire une pièce de théâtre et un roman.

Une modernité incertaine

François Bon évoque des faits que peu d’écrivains ont abordés auparavant : l’installation parfois brutale du nouveau qui efface ce qui fut, le basculement d’une France rurale à une France façonnée par la vitesse (automobile, autoroute, TGV, l’électronique), une modernité qui s’appelle travail posté, blessures, chômage, abandon d’espaces humanisés, chiendent qui triomphe, temps des usines jetables, des salariés... jetables, idéologie néolibérale qui s’ingénie, s’applique à anéantir tout esprit de résistance. Réel social immédiat et récent que la mémoire se donne pour tâche de restituer, un monde en décomposition et recomposition permanentes. Que reste-t-il de son enfance passée dans le garage de son père en Vendée ? Que devient le réel dans un monde qui bascule et où l’incertain s’est substitué aux formes littéraires en usage ? Daniel Portugais examine d’abord les cinq thèses consacrées partiellement à l’œuvre de François Bon et qui portent sur « La Fabrique du présent, Proses de la mémoire, Mécanique de la création littéraire, Éclats de vies muettes et Le Roman d’entreprise ». Concernant la dimension autobiographique, il sonde la mémoire pop-rock (Bob Dylan, Rolling Stones, Led Zeppelin) qui bouleversa un univers musical figé.

L’usine-écriture

L’intérêt de l’essai qui interroge la notion de réalisme habité par l’onirique et le fantastique, réside dans le rapport étroit qu’il établit entre le sujet (le travail dans le monde industriel) et l’écriture, entre le mode de narration et la vie au quotidien des ouvriers. Faire venir au jour par l’écriture l’histoire de tout un chacun dans sa singularité et lui octroyer une amplitude telle qu’elle puisse s’adresser à tous. Inventer une écriture forgée dans le pays des aciéries et mise en fusion qui puisse approcher, toucher le réel et parvenir à le faire percevoir, éprouver et comprendre. Le bruit, la violence agressive des machines, les cadences imposent leur rythme aux phrases qui, effet de retour, expriment un monde qui hache. Des phrases cassées, la voix de celles et ceux qui, ajustés aux machines, ont été déversés comme elles, sur les parkings des usines mortes. Quant à la notion d’engagement, la manière dont un écrivain s’implique dans son sujet, l’auteur se demande si dans un monde immobilisé, affronter l’effacement est encore envisageable, si quelque chose est encore possible et si les mots, la littérature peuvent ménager une ouverture, faire apparaître un peu de lumière dans ces temps obscurs.

Daniel Portugais, Origine, mémoire et recyclage du réel dans l’œuvre de François Bon, Classiques Garnier, 520 pages, 59 €.