Portrait

« En guerre » contre l’injustice sociale

par Mathieu Hébert
Publié le 18 janvier 2019 à 14:18 Mise à jour le 25 janvier 2019

Son cabinet d’expertise accompagne régulièrement des salariés en butte à des plans de suppression d’emplois. L’évolution de la législation ne les aide pas. Mais Olivier Lemaire, devenu marxiste sur le tard, ne désarme pas.

Expert-comptable, vous avez contribué à l’écriture du film En Guerre , de Stéphane Brizé, qui met en scène des salariés en lutte. Comment cela est-il arrivé ?

J’ai d’abord participé à ce film comme conseiller technique auprès du réalisateur Stéphane Brizé, qui avait besoin de connaître la vraie vie des PSE (plans dits de « sauvegarde de l’emploi »), ce que je vis depuis une quinzaine d’années, tout comme l’avocat Ralph Blindauer (défenseur du comité d’entreprise de Jean Caby, ndlr) et Xavier Mathieu, ancien délégué syndical de Continental. J’ai poussé l’audace en me présentant au casting. Je me suis d’abord présenté pour un rôle de DRH mais je n’ai pas été assez convaincant. J’ai été retenu pour incarner un syndicaliste « indépendant », un rôle de composition.

D’où vient votre connaissance des plans sociaux ?

J’ai été représentant du personnel pendant dix ans, dans l’industrie photographique, à Seclin. J’ai été délégué syndical et secrétaire du CE. J’ai dû traiter une dizaine de PSE, dont le mien. De l’âge de 25 à 35 ans, ça fait une moyenne d’un PSE par an. Quand j’ai été licencié, l’expert-comptable qui travaillait avec nous m’a proposé de rejoindre le cabinet. (…) Je vois désormais des situations très différentes. La majorité des grandes entreprises qui mettent en place des PSE n’ont pas de difficultés économiques au sens où on peut l’entendre. Le législateur a d’ailleurs intégré l’idée de « sauvegarde de la compétitivité », une notion fumeuse très bien mise en scène dans le film.

« Le syndicalisme n’est pas un sport individuel »

De mon expérience - une dizaine de plans par an - la plupart des PSE en France sont justifiés par cette notion dans laquelle on peut mettre tout et n’importe quoi. L’entreprise perd des parts de marché mais fait encore du profit ? C’est une « perte de compétitivité ». Voilà pour des entreprises profitables un cadre légal pour justifier des licenciements. Elles l’utilisent aussi comme un argument préventif : si elle ne prenait pas de mesures aujourd’hui, elle aurait demain de réelles difficultés économiques, disent-elles.

Ceci dit, il existe bien des entreprises qui connaissent effectivement une réelle baisse d’activité et pour lequel le motif économique du plan peut être établi.

Globalement, et c’est un problème pour les représentants du personnel : même l’absence de motif économique ne suffit plus à empêcher ces plans.

On a beaucoup parlé des ordonnances Macron. Mais le droit du travail a été détricoté bien avant. Résumez-nous ces étapes.

Olivier Lemaire, ici à côté de l’acteur Vincent Lindon, incarne un représentant syndical dans le film de Stéphane Brizé En Guerre. (©Films du Nord Ouest)

Depuis 2013, plusieurs changements sont intervenus. L’encadrement des délais de la procédure, d’abord. Deuxième changement : on a chargé les organisations syndicales, et non plus les représentants du personnel, de négocier les conditions d’accompagnement. Sans accord, la direction peut présenter un plan unilatéral à l’administration du travail. Cela crée des situations de chantage, sur le montant de la prime supra légale notamment. Le législateur a beau jeu de dire que cette mesure est un succès car elle donne lieu à de nombreux accords. Nombreux certes, mais signés dans un contexte de chantage.

Troisième changement : l’administration devient juge de la forme de la procédure. C’est le rôle non plus des inspecteurs du travail, mais des directeurs du travail, qui ont plus facilement le doigt sur la couture du pantalon. N’oubliez pas ceci : les Direccte ne peuvent pas sanctionner l’absence de motif économique du plan. Ce n’est pas dans leurs compétences.

Quatrième changement : les ordonnances Macron, avec l’évolution du périmètre de prise en compte des difficultés de l’entreprise. On les mesurait avant au niveau du groupe. Désormais, un employeur peut justifier de difficultés en se limitant au périmètre national.

Retenez une chose : avant les ordonnances, il était déjà très aisé de procéder à des licenciements car il était devenu très difficile d’en contester le motif économique. C’est un point fondamental.

Quels outils pourrait-on mettre en œuvre ?

Ce n’est pas un exercice simple que d’établir des règles protectrices dans le cadre de licenciements. Il peut toujours y avoir des effets pervers. Force est de constater que plus on facilite les plans sociaux, plus il y en a. On pourrait instaurer des dispositifs plus contraignants vis-à-vis des PSE que des employeurs trouveraient toujours le moyen de supprimer des emplois. On observe ainsi la montée des ruptures conventionnelles, ainsi que des ruptures conventionnelles collectives, ce qui équivaut à un bon nombre de PSE. Or ces procédures allégées seront toujours trop lourdes pour certains employeurs.

Il faut donner plus de droits aux représentants du personnel sur le contrôle du motif économique. Si l’Etat joue son rôle de contrôleur, alors il faut donner aux Direccte la possibilité de ne pas homologuer un plan s’il n’a pas de justification économique. Avant 1986, c’était comme ça : l’administration pouvait opposer son veto au plan.

« Force est de constater que plus on facilite les plans sociaux, plus il y en a »

Quelles perspectives s’offrent pour un jeune qui souhaiterait s’investir dans le syndicalisme ?

Il faut d’abord rappeler que ce n’est pas un sport individuel. Autrement on devient un pigeon à la foire. Il faut d’abord constituer une section avant de désigner un représentant. Ensuite les outils existent. Et le monde est-il plus compliqué ? Pas sûr. Beaucoup s’entêtent à le rendre complexe. Mais finalement, il reste le capital, le travail, et l’Etat au milieu qui joue son rôle.

Je suis obsédé par les rapports de force entre capital et travail. C’est ce qui structure toutes les sociétés. Je suis devenu marxiste à trente ans. J’en ai quarante-cinq. Une partie de la société est bien organisée ; l’autre a du mal à se mettre d’accord, car ses avis divergent. Je ne désespère pas de voir se construire un monde différent, sur des bases qui ne seraient pas capitalistes. Car ces bases-là sont destructrices pour l’homme et la nature. Tout le monde en est conscient, mais on n’est pas encore arrivé à matérialiser le projet.

La suite prendra peut-être trente ou cinquante ans à se dessiner... Mais quelque chose ne me trompe pas : c’est l’attitude des grands chefs d’entreprises et dirigeants. Ils sont de moins en moins convaincus et convaincants vis-à-vis du discours sur la croissance, l’enchantement des vies dans l’entreprise... C’est ce qui explique la valse des DRH. Je n’ai jamais connu tel niveau de turn over. Depuis un an ou deux dans mon travail, il devient difficile de rencontrer un DRH en poste depuis plus de deux ans. Plus que les autres, ils sont ceux à qui on demande de supporter l’exploitation des salariés sous un jour plus agréable. Il y a toujours des zélés, mais beaucoup, pétris d’humanisme, sensibles aux idées progressistes, préfèrent changer de job. Cela ferait un bon sujet de film. Il intéresse un réalisateur que je connais...

On en parle vendredi à Armentières

Projection-débat autour de En Guerre, film de Stéphane Brizé, qui raconte la lutte de salariés d’une usine menacée de fermeture. Avec Olivier Lemaire et Xavier Mathieu (sous réserve). En présence d’une délégation d’anciens salariés de la papeterie ArjoWiggins à Wizernes. Organisé par l’UL CGT d’Armentières. Vendredi 25 janvier à 19h30. Cinéma Les Lumières, 1 rue de la Gare, Armentières. Entrée 6 euros. Rens. : tél. 03.20.77.21.92