Droit de retrait : qui et comment ?

« L’employeur ne peut se contenter de son pouvoir disciplinaire contre le droit de retrait des salariés »

Entretien avec Thomas Montpellier

par Philippe Allienne
Publié le 3 avril 2020 à 10:24

Face aux risques du Coronavirus, les salariés du secteur privé comme du secteur public peuvent demander leur droit de retrait s’ils considèrent que leur santé est en danger. Quelles sont les modalités de ce droit souvent mis en cause par les employeurs ? Quelles sont les modalités dans le service public ? Auteur et expert pour LexisNexis, Thomas Montpellier est avocat au barreau de Paris et spécialiste du droit social. Il donne un éclairage pour Liberté Hebdo.

Les fonctionnaires sont-ils égaux avec le secteur privé devant le droit de retrait ?

Qu’il s’agisse de la fonction publique ou de droit privé, les fondamentaux sont les mêmes. S’agissant de la fonction publique d’État, le droit d’alerte et de retrait date des lois Auroux de 1982 et du décret du 28 mai 1982 (article 5-6) relatif à l’hygiène et à la sécurité au travail et à la prévention médicale dans la fonction publique. On trouve déjà dans ce texte la notion de « danger grave et imminent ». Ainsi, l’article 5-6 dispose que « l’agent alerte immédiatement l’autorité administrative compétente de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection. Il peut se retirer d’une telle situation ».

Dès lors, l’autorité administrative ne peut prendre aucune sanction, ni retenir le salaire, à l’encontre de l’agent ou du groupe d’agents qui se retirent avec « un motif raisonnable de penser que la situation présente un danger grave et imminent pour la vie ou la santé de chacun d’eux. » Ces dispositions sont les mêmes pour la fonction publique territoriale et sont définies par le décret du 10 juin 1985 (article 5-1).

Il n’y a donc pas de différence avec le secteur privé ?

Ces textes réglementaires transposent en effet dans les fonctions publiques des droits du secteur privé. Aujourd’hui, ces dispositions sont la transposition d’une directive européenne du 12 juin 1989.Mais l’État français les a mises en œuvre progressivement durant la décennie 90. Pour des missions spécifiques comme la police ou les sapeurs pompiers, il y a bien sûr des restrictions, même si ce droit existe de toute façon. Regardez, dans l’armée, en principe, le droit de retrait n’existe pas. Sauf si les militaires qui sont affectés à des tâches qui reviennent normalement à des civils se sentent en danger (toujours avec la notion de danger grave et imminent). Exemple : le ramassage des ordures ménagères s’ils doivent pourvoir à ce type de mission, en remplacement. Or on sait qu’avec l’épidémie actuelle, les éboueurs peuvent se sentir en danger s’ils sont en contact direct avec des déchets souillés. Ils l’ont dit clairement.

C’est donc bien cette double notion de « danger grave et imminent » sur laquelle se cristallisent les fondamentaux que vous évoquez ?

Tout à fait. Mais il faut que cela soit suffisamment précis. Par danger « grave », il faut entendre un danger qui pourrait conduire à un accident ou à une maladie mettant la santé de l’agent, ou du salarié, en cause. Un danger susceptible de provoquer une incapacité permanente ou temporaire, voire la mort de l’individu.

Mais la gravité ne suffit pas en soi ?

ll faut que le danger soit aussi « imminent » c’est-à-dire qu’il soit susceptible d’arriver brutalement et dans un délai rapproché.

Dans le cas du Coronavirus, peut-on parler de danger imminent ?

Oui, mais on peut ici introduire une troisième notion : celle du sentiment, du point de vue de l’agent ou du salarié. Celui-ci peut être contaminé sans le savoir, sans avoir les symptômes. Mais la maladie peut se développer plus tard. Par exemple, les salariés qui ont été exposés à l’amiante développent la maladie bien plus tard. Donc, si les personnes concernées estiment, de leur point de vue, qu’elles sont soumises à un danger grave, elles peuvent faire valoir leur droit de retrait sans encourir de sanction. Autre exemple, dans le bâtiment. Si un ouvrier estime qu’un échafaudage n’est pas correctement fixé et qu’il craint un danger grave et imminent (la chute), il peut faire valoir son droit. Si l’employeur vérifie et que, en fait, l’échafaudage est bien fixé et ne représente pas de danger, il ne peut reprocher à son employé d’avoir eu un sentiment. Ce qui peut valoir sanctions à l’encontre du salarié, c’est l’abus. Pas le sentiment ou le point de vue sincère.

Concrètement, le salarié doit prévenir sa hiérarchie. Dans le privé, c’est l’employeur ou son représentant. Mais dans la fonction publique, et notamment dans la police, comment faut-il procéder ?

Alors d’abord, dans tous les cas, il y a un droit d’alerte. L’agent public doit alerter son supérieur hiérarchique. Un policier qui doit exercer des contrôles durant le confinement va donc alerter s’il se sent en danger parce qu’il n’est pas protégé. Pour contrôler, il doit se rapprocher des individus. Et si jamais il doit interpeller la ou les personnes, il peut y avoir résistance et donc danger grave et imminent. Le policier, ou les policiers, en ayant conscience, ils exercent leur droit d’alerte. À la suite de quoi, dans la fonction publique d’État, il y a enquête pour déterminer la réalité du risque. En cas de désaccord, il faut s’adresser à l’agent chargé de l’inspection. Son avis sera déterminant parce que l’agent risque des sanctions. Mais pour finir de répondre à la question, dans la police nationale, le responsable est l’État.

Mais comment se traduit concrètement ce retrait, s’il a lieu ?

Il s’agit de toute façon d’éviter le danger. Donc, cela peut se faire de façon simple en attendant qu’une solution soit trouvée. Il y a eu par exemple des cas où, dans les geôles de certains commissariats, il y avait infection de punaises. Les agents qui considéraient que le risque d’être infecté était grand ont procédé au droit d’alerte puis se sont retiré du lieu, c’est-à-dire en ne fréquentant plus les bureaux ou les lieux à proximité des cellules. Il ne se sont pas retirés entièrement de leur mission.

Le droit de retrait peut-il être refusé sur le sentiment, cette fois, de l’employeur qui estime que le danger n’existe pas ; comme c’est le cas chez Amazon, à Lauwin-Planque et où du reste la CGT vient d’assigner l’employeur devant les prudhommes ?

Il faut que les raisons du droit de retrait soient sérieuses. C’est semble-t-il le cas chez Amazon dans le contexte de la crise sanitaire. Mais je crois que tous les employeurs ne se comportent pas de cette façon. Mieux vaut d’ailleurs qu’ils soient bienveillants. Dans certaines entreprises, on voit des cadres venir en aide et en soutien des employés. Parce qu’ils considèrent justement que les salariés ne sont pas de la chair à canon. Les cas où le droit de retrait peut être refusé, c’est lorsque le retrait d’un ou plusieurs employés va mettre les collègues en danger. Dans tous les cas, il faut un vrai dialogue, une vraie négociation entre l’employeur et le CSE de l’entreprise lorsque l’on est dans le privé.Le Medef s’est exprimé très négativement sur le droit de retrait en croyant sentir un changement d’attitude des salariés qui, selon lui, voudraient profiter de la situation.

Ne croyez- vous pas que l’on va, peut-être, après la crise, vers une multiplication des contentieux ?

Honnêtement, je ne le crois pas. Il y aura bien sûr des litiges qui seront portés devant les tribunaux. Mais en général, les employeurs n’y ont pas intérêt. Ils ont plutôt intérêt à faire en sorte que les conditions de travail soient respectées et que la santé de leurs salariés soit considérée avec soin. Là où il peut y avoir des décisions dures, c’est dans la fonction publique territoriale où les fonctionnaires peuvent être accusés d’abandon de poste et sanctionnés. Mais les employeurs doivent savoir entendre la peur de leurs salariés. L’employeur peut toujours utiliser son droit de sanction, il prend alors le risque de perdre devant les tribunaux. Il doit savoir protéger ses salariés. En aucun cas, il ne peut se contenter de son pouvoir disciplinaire.

Et s’il n’en a pas les moyens ?

C’est sa responsabilité. Cela étant, dans le cas qui nous occupe, l’épidémie de Covid-19, c’est le gouvernement et les autorités sanitaires qui ne sont pas clairs. Le gouvernement dit que le droit de retrait n’est pas possible dès lors que l’employeur respecte les dispositions du gouvernement. Or, ces dispositions n’engagent que le gouvernement. Cela n’a aucune valeur juridique. C’est la même chose lorsqu’il a transféré à l’employeur la responsabilité de stocker des masques. Mais il n’a pas communiqué.