Cargill Haubourdin

L’histoire d’un combat qui n’est pas fini

par Philippe Allienne
Publié le 6 novembre 2020 à 13:00

Après le rejet par le tribunal de grande instance de Lille de la demande de suspension du plan de sauvegarde de l’emploi par le CSE, 129 salariés de la SAS Cargill, à Haubourdin, vont recevoir leur lettre de licenciement. La CGT refuse de baisser les bras. Retour avec Dorian Vallois* sur une année de lutte.

Comment avez-vous reçu la décision rendue par la justice ce 4 novembre ?

Pour parler vrai, nous avons pris conscience dès l’annonce du PSE, le 21 novembre 2019, que c’était fichu. Si nous avions réussi à faire tomber le PSE, avec notre avocat Fiodor Rilov, la direction aurait procédé autrement. Dans notre tête, nous savions que nous serions licenciés, même si à l’époque on parlait de 183 suppressions de postes et que les noms des salariés concernés n’ont pas été donnés pendant tous ces longs mois de lutte. Mais nous n’avons pas baissé les bras. Alors, la décision rendue mercredi 4 novembre nous assène un coup supplémentaire. Nous avons perdu parce que le tribunal a considéré que les irrégularités démontrées par notre avocat, notamment en termes de sécurité et de santé, n’étaient pas « suffisantes et évidentes ». 129 salariés vont être licenciés. Les lettres vont partir à compter du 9 novembre. En revanche, nous pouvons parler de demi-victoire pour le monde du travail parce que notre action auprès du tribunal a prouvé et confirmé que la justice peut effectivement être saisie pour contester un plan social.

Vous irez en appel ?

Tout à fait. Me Fiodor Rilov possède suffisamment d’éléments pour aller devant la cour d’appel de Douai. Je pense que nous avons encore des chances. Nous avons peut- être de nouveaux éléments pour démontrer que notre employeur a aggravé la souffrance des salariés. De toute façon, même si nous perdons en appel, il y a encore la juridiction administrative pour casser la décision de la Direccte qui avait validé le PSE. La lutte n’est pas terminée. Si vous obtenez une décision favorable, les licenciements auront déjà été formulés. Les 129 salariés seront partis.En principe, l’employeur peut les réembaucher. Mais en général, cela ne se fait jamais. Nous avons d’ailleurs connu un précédent en 2016 avec un plan social portant sur les services support. Mais en poursuivant notre combat, nous montrons notre capacité de résistance. Nous voulons transmettre le goût de se battre pour sauver nos emplois.

Cela fait près d’un an que vous vous êtes mobilisés contre le plan social et contre la réorganisation de l’usine. C’est très dur de s’inscrire ainsi dans la durée ?

J’en connais peu dans la région qui se sont battus de la sorte récemment. Les salariés de Michelin l’on fait à La Roche-sur-Yon, en Vendée. Oui c’est dur. Nous avons eu le soutien d’élus comme les parlementaires Éric Bocquet (PCF) et Adrien Quatennens (LFI). D’autres syndicalistes sont venus nous soutenir comme Mickaël Wamen, etc. Mais nous avons eu souvent l’impression de coups d’épée dans l’eau. Le gouvernement était du côté de la direction. J’ai vu des copains tomber de désespoir autour de moi. Ils ne méritaient pas ça. D’autres nous ont lâché. Tout cela m’a renforcé dans ma conviction qu’il faut se battre.

Un plan social en 2016 et une gestion kafkaïenne de la paie

En, 2016, seize salariés avaient été licenciés dans le cadre d’un plan social. La direction avait alors délocalisé les services support comme le service paie, la comptabilité, l’informatique, etc. Les salariés ont contesté devant le tribunal des Prud’hommes et Cargill a été condamnée à leur payer des dommages et intérêts pour licenciements « sans causes réelles et sérieuses ». Le tribunal a également retenu à l’encontre de l’employeur une « exécution déloyale du contrat de travail ayant porté atteinte à la santé mentale des salariés ». Depuis, explique Dorian Vallois, « il y a toujours des problèmes concernant l’établissement des fiches de salaires. Par exemple, ils ont du mal à gérer nos primes ». Cela peut se traduire par des pertes de revenu importantes notamment pour ceux qui sont en chômage partiel. Pour le reste, l’établissement d’une fiche de salaire relève de Kafka. La gestion temps (le calcul des heures de travail) est réalisée en Bretagne, l’enregistrement des primes est fait en Bulgarie, les bulletins de salaires sont imprimés en Pologne avant d’être envoyées à l’usine d’Haubourdin.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?

Cette lutte a permis de renforcer les liens d’amitié et de fraternité entre la plupart d’entre nous. Les épreuves difficiles renforcent les liens. Nous resterons en contact. Mais quand on voit des copains qui s’effondrent, qui pleurent, c’est cela qui fait mal, très mal. Quand nous dénonçons les conditions de travail et l’aggravation des souffrances des salariés et que la direction nie et prétend que nous exagérons, cela nous touche évidemment beaucoup. Pour moi, le moment le plus pénible, c’est quand le directeur Alain Dufait [directeur général de la branche amidon de la multinationale - ndlr] est venu dans l’usine, en présence de gardes du corps, pour annoncer le plan social [Plan de sauvegarde de l’emploi pour la direction] prévoyant la suppression de 183 postes. Le matin même de ce 21 novembre, j’avais renégocié le prêt de ma maison avec ma banque. Et je n’ai pas jugé utile de prendre une assurance en cas de perte d’emploi. Nous ne savions rien jusque-là ! Rien n’avait filtré. Et pan, quelques heures plus tard, la mauvaise nouvelle tombe. Mais il y a plus dur encore. C’est quand nous avons fait l’assemblée générale pour annoncer cela à l’ensemble des salariés. Là, j’ai vu les visages se défaire, les regards me fixer, les yeux s’humidifier. On a beau être costaud, on n’en est pas moins humain. Et ces costauds qui s’effondraient...! Oui, c’est bien cela qui m’a le plus choqué sur ces douze derniers mois.

Tout au long de cette longue lutte, quels ont été les moments forts qui ont marqué le syndicaliste que vous êtes ?

Il y en a eu plein. Je pense à la première réunion de négociation du PSE lorsque les salariés ont envahi la salle où discutaient les représentants patronaux et des salariés. On avait l’impression qu’il y avait mille personnes qui voulaient entrer. Et, autour de la table, ces moments de silence entrecoupés des accusations d’un salarié : « Mettez des visages sur vos chiffres ! » Il y a eu les piquets de grève, les manifestations, même si nous ne pouvions participer à toutes (nous avons notamment rejoint les cheminots lors du cortège du 15 janvier contre le projet de réforme des retraites). Il y a eu aussi ce jour de février où nous sommes montés à Paris pour le salon de l’agriculture. McDonald’s y tenait un stand, or c’est Cargill Orléans qui le fournit en nuggets ! Nous sommes ensuite allés au siège parisien de Cargill, à La Défense, provoquant une peur panique des cadres. Personne ne nous a reçu.

Et il y a eu le licenciement d’un salarié, accusé de violence par la direction

Le licenciement de Grégory. L’affaire doit passer en conciliation le 30 novembre. La direction en a fait un exemple. Il y avait de nombreux témoins pour constater que les faits reprochés ne sont pas avérés. Cette direction est parfaitement indifférente. Rien à voir avec ce que nous vivions avant, sous la direction par exemple de Xavier Claeyssen qui était bien plus humain et que Grégory a bien connu. On ne l’a pas revu après l’annonce du plan. Il dit qu’il ne voulait pas représenter le passé...

Et le chômage partiel ?

C’est encore un épisode très sombre qui touche une partie d’entre nous. Les 40 personnes qui ont été mises au chômage partiel à partir du 10 juin se sont retrouvées dans un isolement social insupportable. On nous demande aujourd’hui de venir vider nos casiers, des objets personnels ont été jetés à la poubelle. Cela fait un effet bizarre. Nous avons l’impression de refermer le livre en oubliant des chapitres, en ne pouvant tourner vraiment la page. D’une façon générale, la discrétion dit aux salariés qu’ils sont indispensables pour le pays (c’est l’épisode, durant la Covid, où nous produisions surtout pour l’industrie pharmaceutique et où le directeur a proposé une prime de 800 euros). Et puis soudain, après la reprise des négociations sur le PSE, plus personne n’est indispensable.

Et maintenant ?

Les lettres de licenciement ne sont pas encore parties, or la direction réfléchit déjà à des baisses de salaires via un accord de compétitivité qui interviendra d’ici un an. Quand la CGT ne sera plus majoritaire. Pour les salariés qui se battent toujours, nous portons notre action sur la solidarité avec les autres salariés, à Auchan, chez Bridgestone, etc. Personnellement, je refuse d’être inactif. J’ai très peur pour le monde du travail de demain.

*Secrétaire général du syndicat CGT, chez Cargill, délégué syndical CGT, secrétaire adjoint du CSE de Cargill Haubourdin.

Une entreprise et un groupe qui font des bénéfices énormes

Cargill justifie sa décision de réorganisation du site et de la mise en place d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) par la non-rentabilité de l’extraction d’amidon à partir du maïs. Ce procédé n’est plus rentable selon la direction. Celle-ci annonce une perte de 7,7 millions d’euros en 2018. Les pertes, qui auraient commencé en 2015 s’élevaient alors, toujours selon Cargill Haubourdin, à 345 000. Pour Progexa, le cabinet d’expertise comptable mandaté par le Comité social et économique (CSE), en 2018 l’usine aurait en fait réalisé un bénéfice après impôt de 9,1 millions d’euros. Il s’élevait 5,9 millions d’euros en 2019. Si le site d’Haubourdin fonctionne de manière autonome (il a un statut de société par actions simplifiée – SAS), la CGT rapporte que Cargill incorporated (Minnesota) vient d’annoncer ses bénéfices pour le premier trimestre de l’exercice 2021 (une date logique compte-tenu de la comptabilité américaine). Le groupe parle même d’un « bon début d’année » « après une année 2020 exceptionnelle ». Ainsi, peut-on lire dans un communiqué de Cargill incorporated, « notre bénéfice d’exploitation ajusté s’est élevé pendant le premier trimestre à 1,24 milliard de dollars, soit une hausse de 36 % par rapport à l’année précédente. Les revenus du trimestre se sont élevés à 28,7 milliards de dollars, en baisse de 1 % par rapport à l’an dernier. C’est le cinquième trimestre consécutif que nous avons dépassé notre objectif d’amélioration du bénéfice ». Et le groupe de commenter à l’intention des salariés : « … C’est grâce à votre engagement, à votre résilience et à votre travail acharné et continu, dans l’ensemble de l’entreprise, que nous avons accompli tout cela. En fait, trois de nos entreprises et bon nombre de nos groupes d’affaires ont dépassé leurs objectifs ce trimestre. Nos bénéfices ont été tirés par de solides résultats dans Agricultural Supply Chain (CASC) Amérique du Sud et Asie-Pacifique, dans Animal Nutrition, Dans Protein Amérique du Nord et dans Global Edible Oils. Nous sommes satisfaits de ce début d’année, mais nous ne sommes pas passifs. Grâce à notre engagement profond envers nos valeurs et à nos actions quotidiennes qui sont axées sur le succès de nos clients, nous pouvons tirer parti de cet élan initial afin d’atteindre des objectifs encore plus élevés au cours des mois à venir. Continuez votre excellent travail ! Soyez en sécurité. Restez en bonne santé. Soyez forts ! »