François Milan

Des écrivains à bras-le-corps contre l’illettrisme

par François MILAN
Publié le 8 mai 2023 à 18:06

Rencontre avec le coordinateur de l’association amiénoise Cardan, qui combat depuis des années le fléau de l’analphabétisme. 2,5 millions de personnes en souffrent dans le pays.

“Je constate une régression de l’illettrisme mais il ne faut surtout pas relâcher la pression”, prévient Jean-Christophe Iriarte Arriola, 53 ans, coordinateur de l’association Cardan, à Amiens, qui, depuis des années, mène une lutte acharnée contre les difficultés de lecture et d’écriture. On est droit de ne pas lui donner tort car les chiffres, imparables et inquiétants, sont là. Ainsi, lors du Forum des pratiques, animé par l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) il était annoncé qu’“après un recul sur la période 2004-2012 (de 15 à 11 %), la région Hauts-de-France reste néanmoins l’une des plus touchées par l’illettrisme, avec un taux supérieur de quatre points par rapport à la moyenne nationale qui est de 7% [des personnes âgées de 18 à 65 ans ayant été scolarisées en France]” Sur le thème “Comment préparer, pendant leur service civique, l’insertion professionnelle des jeunes en difficulté avec leurs savoirs de base ?”, il était précisé que, dans notre région, 405 000 personnes étaient touchées par le fléau. De plus, une étude du Conseil économique, social et environnemental régional des Hauts-de-France rajoute que 200 000 salariés sont concernés par le problème. C’est énorme.

« Des parents aimants et communistes »

Jean-Christophe Iriarte Arriola, qui confie avoir été élevé par “des parents aimants et communistes”. Entouré de son père technicien en métallurgie et de sa mère employée, puis secrétaire administrative au rectorat, il passe son enfance à Beaucamp-le-Vieux, aux confins de la Somme et de la Seine-Maritime. Sa scolarité est moyenne ; il suit sans trop d’effort, grâce à l’entourage de ses parents lecteurs, “à la maison, il y avait tous les livres d’Aragon”, et un éveil intellectuel en tournant les pages de “L’Humanité”, de “La Terre” et de “Pif”. Au lycée Louis-Thuillier, à Amiens, il opte pour un bac scientifique, qu’il rate, car peu réceptif au carcan scolaire et distrait par la rencontre des jeunes “trotskystes” qui l’invitent à lutter ferme contre la loi Devaquet. Il rejoint les rangs des Jeunesses communistes, s’égare en IUT, repasse le bac en candidat libre, le manque à nouveau, travaille comme TUC au centre musical d’Amiens-Nord, effectue des vacations dans les cantines scolaires, dans les centres de loisirs et à la Maison de la culture. Enfin, il finit par le décrocher son fichu bac, s’étant retrouvé devant une prof de français de sa connaissance qui le laisse choisir un texte à analyser. Il opte pour “Voyage au bout de la nuit”, roman sublime de l’écrivain sulfureux Céline. Il récolte un brillant 17/20. Ensuite, il œuvre dans l’animation tout en restant militant. Il adhère au PC en 1989, puis en sort, se syndique à la CGT avec laquelle il dénonce la précarité du milieu de l’animation. Grèves, bagarres : “On parvient à obtenir des contrats à plein temps pour les animateurs. Ce fut la première victoire syndicale contre le maire de droite Gilles de Robien”, sourit-il. Rattrapé par le ser- vice militaire, il se fait insoumis, devient objecteur de conscience. Au milieu des années 1990, il étudie en vue du DUT Carrières sociales, à l’unviversité Lille III. Un peu après, il se retrouve à l’Espace 1901, salon des associations à Amiens. Son attention est attirée par un chapiteau contenant un bac à sable avec des livres étalés partout. Au milieu d’eux, un moustachu s’agite. C’est l’écrivain Dominique Zay. Il est au côté de Luiz Rosas, le fac totum de l’association Cardan qu’il a déjà croisé à la faveur de liens familiaux. Ça “matche” entre eux. Jean-Christophe intègre la structure comme animateur.

Un fléau qui remonte avec la suppression des aides

Fondée en 1978, Cardan c’était d’abord une petite équipe de trois personnes. Leur but ? Promouvoir le monde ouvrier le plus défavorisé, ce qui les a conduit à lutter contre l’illettrisme. Arrivé en 1992 dans l’association, Luiz imagine l’opération Leitura Furiosa. Kezaco ? Des écrivains vont à la rencontre de gens brouillés avec l’écriture et la lecture, écrivent un texte qui est imprimé sur d’immenses affiches et lu par des comédiens ; à partir de 1996 sur la grande scène de la Maison de la culture d’Amiens. “Depuis, ça ne s’est pas arrêté”, commente Jean-Christophe qui confirme qu’il s’agit là d’un excellent outil de lutte. Il cite à ce propos un livre de référence : “L’invention de l’illettrisme”, de Bernard Lahire, sociologue (éd. La Découverte, 2005). Ce dernier considère que le fléau n’est rien d’autre qu’une façon de déclasser la frange de la population au prétexte de sa pauvreté. “La courbe de l’illettrisme a d’abord descendu en France et dans la région, puis elle a remonté à cause des décisions de Sarkozy de supprimer des postes dans les Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté [Rased]”, rappelle l’homme du Cardan. “L’effet s’est mesuré plusieurs années après. Le taux national est de 7 % tandis qu’il est de 11 % dans la région [14% dans l’Aisne, 12 % dans le Pas-de- Calais et la Somme, 10% dans le Nord et 8 % dans l’Oise). On constate que les chiffres correspondent à la carte du surendettement. On n’en sort pas ! Et il n’y a pas assez de bibliothèques dans l’Aisne et dans la Somme. » On le voit, le combat est loin d’être terminé.

Toute une histoire

20 mars 1970. Naissance de Jean-Christophe Iriarte Arriola, dans le XVIIe arrondissement de Paris. 1978. Création du Cardan. 1989. Jean-Christophe adhère au PCF. 1992. L’opération Leitura Furiosa voit le jour. 1996. Elle est accueillie à la Maison de la culture d’Amiens, où elle se déroule désormais chaque année. 2004 à 2012. Dans les Hauts-de-France, l’illettrisme a reculé de 15 % à 11 % des personnes âgées de 18 à 65 ans ayant été scolarisées en France. Mais ce taux reste très supérieur à la moyenne nationale de 7 %