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Fontaine à eau supprimée, cadences accélérées... et deux ans de labeur en plus !

par Mourad Guichard
Publié le 3 avril 2023 à 09:56

Travailler jusqu’à 64 ans. Liberté Hebdo est allé à la rencontre d’ouvriers de l’usine Renault de Douai (Nord) afin qu’ils s’expriment sur cette réforme et qu’ils exposent les conditions dans lesquelles ils travaillent chaque jour.

Depuis la route nationale qui mène aux portes de Douai, on peut voir les panneaux indicateurs « Renault » tant le site a encore son importance. Bâti au début des années 70, il a longtemps fait figure de premier employeur régional. « Il y a eu jusqu’à 11 000 salariés », explique David, monteur depuis 21 ans et secrétaire du syndicat CGT. « Aujourd’hui, nous sommes 2 800, dont 400 contrats à durée déterminée et une centaine d’intérimaires. » Pourtant, pas de piquets de grève en vue, malgré des conditions de travail rudes et un climat social tendu. Si une grosse centaine de salariés se retrouvent à chacune des journées de mobilisation, aucune action commune ne semble agiter le site de production. « On s’est bien retrouvé sur le rond- point près de l’usine, mais on s’est honnêtement vite lassé », confie le syndicaliste. Avec plusieurs de ses cama- rades, David nous reçoit dans le local en préfabriqué situé à quelques encablures des sites de production. À la belle époque, se souviennent les ouvriers, « il fallait un temps de fou pour simplement quitter le site en fin de service ». Aujourd’hui, le site semble bercé par un demi-sommeil. L’érosion des effectifs s’est accompagnée d’une dégradation notable des conditions de travail. Gwladys, la quarantaine, dont vingt années passées chez Renault, le confirme. « On a eu, successivement, l’interdiction de parler entre collègues, la suppression des fontaines à eau, une augmentation du nombre de tâches à la chaîne... », détaille l’ouvrière au regard clair. « Tout cela contribue à créer une sale ambiance. Elle donne plus envie de venir travailler », confirme Nordine, l’un de ses camarades attablés à ses côtés. Tous affirment qu’il y a encore peu, c’était un plaisir de venir à l’usine. « On s’engueulait pour le choix de la station de radio, mais ça créait la bonne ambiance », rapporte Yann, conducteur d’installation depuis une vingtaine d’années. « Aujourd’hui, s’il n’y avait pas les machines, on pourrait entendre une mouche voler. »

230 C’est le nombre d’hectares qu’occupe le site de Douai. 2 800 C’est l’actuel nombre de salariés, intérimaires et CDD compris. 250 Le nombre de syndiqués revendiqués par la CGT et en hausse constante depuis décembre. 420 C’est le nombre de véhicules qui sortent chaque jour du site. 46 C’est en milliards d’euros, le chiffre d’affaires du groupe Renault en 2022.

« Deux années de plusà la chaîne, ce n’est pas possible »

Selon ces ouvriers qui embauchent à 5 h 15 pour un salaire de 1 800 euros net, ancienneté comprise, la dégradation des conditions de travail peut avoir une influence directe sur la vie familiale. « Il est déjà arrivé que mes gamines en prennent plein la tête sans raison », avoue l’un d’eux. « Et avec ma femme, ça a bien failli finir par une séparation. » Face à cette dégradation des conditions de travail, sont-ils toujours fiers de la marque au losange ? « Oui, naturellement ! », assure David qui rappelle que nombre d’ouvriers sont eux-mêmes fils d’ouvriers. « Simplement, bientôt, nous ne serons plus Renault, mais allons passer sous le pavillon du groupe Ampère, structure dont l’État ne sera plus actionnaire. Donc, l’avenir est incertain. » D’autant plus incertain que, jusqu’alors, les « Renault » bénéficiaient d’une possibilité de départ à la retraite dès 57 ans. « Deux années de plus à la chaîne, ce n’est pas possible », confirme Michaël, retoucheur en emboutissage. « Tous les gens le savent bien, mais la mobilisation n’est pas au rendez-vous, notamment du fait des statuts précaires et de la peur d’être freiné dans son avancement », regrettent les syndiqués qui préparent les prochaines journées d’action. Derrière cette question d’avancement point évidemment celle du pouvoir d’achat. « Le problème supplémentaire, c’est que l’ambiance de travail dégoûte tellement les ouvriers que certains verraient bien la boîte fermer et partir avec un chèque », pense Michaël. Certaines tâches conduisent des salariés à effectuer entre 13 et 17 kilomètres de marche par jour en tournant littéralement en rond. « On est bousillé de plus en plus jeune du fait de ces tâches éprouvantes », expliquent les ouvriers. « La médecine du travail nous conseille de nous reconvertir pour ne pas tomber malade ; mais si nous partons, nous perdons tout. » Alors il faut tenir. Et parfois subir le « placard » faute de reclassement possible. « La boîte a obligé jusqu’à 600 ouvriers à rester chez eux tout en étant payés en grande partie par nos impôts », dénonce David. « Tout ça parce qu’on n’a pas voulu créer les conditions pour qu’ils puissent occuper un poste adapté. On marche sur la tête. » D’ici fin avril, le site de Douai sera exclusivement dédié à l’électrique. Certains ouvriers ont des doutes sur la stratégie. « Ils auraient dû continuer à faire de l’hybride », pense l’un d’eux. « C’est l’hydrogène qu’il aurait fallu privilégier », avance un autre. « L’électrique, c’est 30 % plus cher et ça demande 30 % de personnel en moins. » De quoi alimenter de nombreux débats et quelques craintes quant à l’avenir de Renault-Douai.

Du Scénic à l’électrique

Le site a été inauguré au tout début des années 1970 et porte officiellement le nom de Georges Besse, l’ancien patron assassiné par Action directe en 1986. Si plusieurs modèles célèbres y ont été assemblées (Renault 5, Renault 9, Fuego, Renault 21, Mégane...), c’est clairement à la famille des Scénic qu’est attaché le site nordiste. Sur dix millions de véhicules assemblés depuis son ouverture, plus de la moitié sont des Scénic. Ce mois d’avril 2023 doit voit l’entièreté de la production concerner des véhicules électriques avec, comme modèles phares, la Mégane, la nouvelle Renault 5 et une version moderne de la 4L. Le groupe Renault doit parallèlement passer sous la coupe d’une nouvelle entité, Ampère, dont l’État ne sera plus actionnaire.

La parole à...

David, 39 ans, monteur

« Quand je suis arrivé il y a 20 ans, je travaillais à la chaîne. En une minute, je devais poser un seul siège de voiture. Aujourd’hui, ce sont quatre tâches qui sont demandées dans un même laps de temps. Avant, le travail était certainement plus dur, plus physique, mais on avait plus de temps pour effectuer notre job et l’ambiance était autrement plus détendue. On ne contrôlait pas comme aujourd’hui, la fréquence des pauses toilettes... »

Gwladys, 46 ans, contrôleuse

« On a le sentiment que la direction cherche à faire des économies sur à peu près tout, jusqu’au salaire, évidemment. Ici, quelqu’un qui a 20 ans d’ancienneté touche entre 1 800 et 2 100 euros net par mois. Mais souvent, les majorations sont attribuées à la tête du client. C’est un moyen de nous diviser. Quand nous constatons des différences d’avancement discriminatoires, nous pouvons saisir une commission interne qui tranche et effectue un rattrapage. »

Yohan, 45 ans, agent de fabrication

« Il n’y a plus l’humain dans cette entreprise. Ils ont cherché à faire de nous des robots qui doivent suivre des marquages au sol. Avant, pour une courte absence, on pouvait s’arranger avec un collègue, mais maintenant tout est réglementé, ce n’est plus possible. Ils ont tué un certain esprit. Aujourd’hui, on se dit vivement 13 heures pour la fin de service ou vivement vendredi quand on embauche le lundi matin. »

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