L’État empêche le juge de juger !

Le dossier Cargill devient une affaire politique

par Philippe Allienne
Publié le 13 mars 2020 à 16:04

Une fois encore, ce mardi 10 mars, l’audience en référé qui oppose le CSE de Cargill Haubourdin à la direction a fait l’objet d’un report. La présidente évoque une raison de procédure. En fait, le préfet veut empêcher le tribunal de grande instance (TGI) de se prononcer

Les salariés de Cargill Haubourdin SAS étaient venus très nombreux, au TGI de Lille, pour assister à la plaidoirie de leur avocat, Me Fiodor Rilov. Comme il l’avait clairement annoncé en janvier, ce dernier entend en effet faire suspendre le PSE et les 183 suppressions de postes qui lui sont assorties. Le rapport d’étape réalisé par Progexa, la société d’expertise comptable sollicitée par le Comité social économique de l’entreprise (CSE) réfute les motifs mis en avant par la direction. Il établit que l’information n’est pas sincère et démontre que le projet de réorganisation est source de nombreux risques professionnels. Par ailleurs, il n’est pas tenu compte de la maltraitance psychologique que vit le personnel dans son ensemble (315 salariés) depuis l’annonce de la réorganisation de l’usine.

Mais en se présentant devant la présidente, au moment de l’audience, Fiodor Rilov et Dorian Valois (secrétaire du syndicat CGT de l’entreprise) ont eu la désagréable surprise d’être confrontés à une question de procédure. Comme la semaine précédente, le préfet du Nord demande au tribunal de ne pas juger et de se déclarer incompétent. Il a donc déposé ce que l’on appelle un « déclinatoire de compétence » de manière à ce que le dossier soit transmis au tribunal administratif. Comble d’ironie, le préfet s’était fait représenter par le directeur régional de la Direccte (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi), Olivier Bavière.

La Direccte contre les salariés ?

Les salariés qui avaient pris place sur les sièges et contre les murs de la salle, et qui avaient été invités au silence, ont ainsi vu arriver avec plusieurs minutes de retard celui qui, en principe, est chargé de vérifier la validité du PSE (du plan social en réalité) qui leur est imposé et de vérifier que le droit du travail est respecté. C’est en effet bien le rôle de la Direccte. Cette dernière, qui inclut la direction du travail, se pose ici en adversaire des salariés et elle le fait à la demande de l’État ! « Voilà qui en dit long sur la Direccte compte tenu de la situation de Cargill » estime Fiodor Rilov. Pire encore, la juge du TGI semblait plutôt encline à laisser les parties plaider. Mais elle a dû prononcer un report d’audience d’une semaine en raison d’un « problème de procédure ». En effet, en déposant son déclinatoire de compétence, le représentant de l’État a juste oublié de respecter les règles (lire ci-contre). En conséquence, le tribunal de grande instance a décidé de transmettre les pièces au Parquet. Le procureur de la République doit prendre position d’ici le 17 mars.

Attirer les investisseurs

En janvier, le dossier des Cargill était passé dans le domaine judiciaire. Le voici maintenant entré dans celui du politique. C’est en tout cas la conviction de l’avocat des salariés pour qui la main du gouvernement ne fait pas de doute. À la sortie du Palais de justice, le député Adrien Quaetennens et le sénateur Éric Bocquet ont assuré les salariés de leur soutien. Le sénateur communiste a rappelé avoir écrit le 4 mars au ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, et avoir demandé des comptes sur les 2,8 millions d’euros de Cise que l’entreprise a perçus depuis 2013. Pour Éric Bocquet aussi, « cela devient une affaire politique. » Et de lire ainsi ce qui se cache derrière le PSE et l’attitude du préfet : « Le gouvernement veut attirer des investisseurs. Cargill est un investisseur à condition qu’on ne l’embête pas. » En d’autres termes, à condition qu’on le laisse mener son PSE et la réorganisation du site haubourdinois comme il l’entend. Dès lors, l’intérêt de 315 salariés passe après les intérêts financiers de l’entreprise.

Une procédure pour satisfaire les intérêts patronaux

Pour Me Rilov, l’État se réfugie derrière un texte datant du 24 mai 1872 relatif à la juridiction administrative et au Conseil d’État. Plus simplement, depuis la loi de 2015 (dite... loi Macron), les licenciements collectifs sont facilités au plus haut point. Ainsi, les salariés ne peuvent plus contester un projet de licenciements collectifs, en l’occurrence un PSE, devant une juridiction judiciaire comme un tribunal de grande instance. En revanche, la Direccte est compétente pour valider ou contester. Mais elle dépend à la fois du ministère du Travail ET du ministère de l’Économie. Si elle valide le plan (en l’occurrence le PSE), les salariés peuvent cette fois contester. Mais ils ne le peuvent qu’après coup et devant le tribunal administratif.

Voilà ce qui explique que le préfet (c’est- à-dire l’État), représenté ici par le directeur de la Direccte (toujours l’État) veut fait en sorte que le TGI se déclare incompétent. Comme l’explique Me Rilov, il s’agit pour le gouvernement de permettre à Cargill de licencier alors qu’elle fait de substantiels bénéfices. Le cabinet d’expertise comptable (qui rend son rapport définitif ce vendredi 13 mars) a d’ailleurs démontré que les licenciements ne sont pas motivés par des raisons économiques (notre édition précédente).

Mais le représentant de l’État est-il si sûr de lui qu’il a omis de respecter la procédure en déposant son déclinatoire de compétence ? Il faut en effet que ce déclinatoire soit motivé et que les parties au procès soient informées par le greffe. Ce dernier doit ensuite les inviter à faire connaître leurs observations par écrit. Le greffe doit enfin communiquer l’affaire au ministère public qui, en principe, fait connaître son avis dans les 15 jours, sauf en cas d’urgence. C’est le cas dans l’affaire présente : le président du TGI a réduit ce délai d’une semaine.