Tribune

De la rigueur scientifique même dans l’urgence sanitaire

Par Sébastien PRAT*

Publié le 13 avril 2020 à 09:42

Dans notre édition du 3 avril, Sébastien Prat, interne de médecine générale dans le Cantal avait répondu à nos questions sur la prise en charge de l’épidémie et la recherche d’un traitement contre le Covid-19. Il a souhaité poursuivre la réflexion dans cette tribune qui nous publions aujourd’hui.

En préambule, je tiens à préciser que je ne suis ni éminent infectiologue, virologue ou universitaire mais seulement interne de médecine générale dans le Cantal et volontaire en centre qui accueille les patients suspects de Covid-19. Ma contribution ne sera qu’une ébauche de ce que nous, soignants de libéraux de première ligne, vivons sur le terrain. Un terrain où l’épidémie est encore silencieuse et où nos structures se préparent encore à l’augmentation de cas.

Suite à l’étude de l’IHU Méditerranée, les dernières semaines ont vu se succéder différents intervenants abondant au débat public sur une question : chloroquine ou pas chloroquine ? Chacun ayant sa position quasi tranchée sur le sujet, qu’il soit proche ou non du milieu scientifique d’ailleurs.

D’abord, on ne peut que condamner cette appel à une pensée binaire, sans raisonnement ni argumentation : la situation impose que le débat public soit dépassionné et surtout élevé. L’émission de Cyril Hanouna sur C8 (« Didier Raoult et la chloroquine peuvent ils sauver le monde ? ») en est un exemple parlant. Non pas que la science ne doive se faire qu’avec les scientifiques, il faut au contraire la vulgariser au plus grand nombre, mais dans un traitement public et médiatique adapté et loin des titres accrocheurs et des timings serrés.

La sécurité des patients avant tout

Il est d’ailleurs insupportable de juger les prises de position du Pr Raoult seulement sous le prisme de son look, de ses prises de positions passées ou de son origine : ce à quoi nous avons droit depuis plusieurs jours. Il est honteux de voir les prises de positions de responsables politiques, parfois médecins, qui s’appuient sur leur expérience médicale (et parfois seulement personnelle !) pour justifier la prescription massive de ce traitement. Il est également fou de soutenir aveuglement un « camp » face à un autre par pure idéologie ou par réflexe permanent d’opposition. Il est pourtant facile de parler à notre cerveau reptilien et de chercher un espoir ou un héros lors de ces périodes difficiles, quoiqu’il en coûte. Cependant, il s’agit aujourd’hui de vies humaines.

Qui nous dit que la chloroquine n’aggrave pas les patients atteints de Covid-19 au lieu d’améliorer leur état ? Personne et aucune étude, nous n’en savons rien.

Les médecins de première ligne, dans toute notre diversité, n’avons qu’un seul but : vaincre cette épidémie. Nous utilisons au quotidien des médicaments qui passent par des phases de test extrêmement approfondies, par des institutions garde-fous compétentes. La mise sur le marché d’un médicament est un processus long, fastidieux et encadré. L’urgence sanitaire ne doit pas escamoter tout ceci : il en va de la sécurité des patients.

« La médecine par les preuves  » est le fondement de notre pratique quotidienne. Elle est garante que n’importe qui ne peut pas faire n’importe quoi. Nous nous tenons informé le plus possible des dernières recommandations officielles publiées. C’est ainsi que la médecine s’exerce : par notre expérience personnelle, nos savoirs et par la science qui avance et qui prouve.

Qui nous dit que la chloroquine n’aggrave pas les patients atteints de Covid-19 au lieu d’améliorer leur état ? Personne et aucune étude, nous n’en savons rien. 
La revue médicale Prescrire, indépendante, dans un article en date du 30 mars 2020 synthétise les études chinoises et celles connues du Pr Raoult. Il y a un manque de puissance par le peu patients inclus en leur sein. À ce stade, l’efficacité de cette thérapeutique n’est pas prouvée, comme son inefficacité d’ailleurs. La revue note également que les patients sous hydroxychloroquine ont vu leur état de santé se dégrader dans les essais. Elle conclue en la nécessité d’une étude de plus grande ampleur en rappelant les effets indésirables connus de cette molécule à de trop fortes doses.

Nous n’aurions pas ces débats si chaque patient grave avait un respirateur et un lit en réanimation. Nous n’aurions pas ces débats si nos structures de soins avaient été équipées et prêtes avant la venue de ce virus !

Ce débat fracture complètement l’opinion publique à l’heure où, justement, un front commun s’impose pour juguler cette épidémie : respect des mesures barrières et du confinement, solidarité envers les plus fragiles, soutien aux salariés en première ligne quels qu’ils soient... Qu’il faille revoir le modes de fonctionnement de nos universités : oui. Qu’il faille redonner la parole à des scientifiques de terrain dans l’élaboration d’études et non simplement à des éminences grises qui travaillent dans des laboratoires : bien entendu. Qu’il faille revoir la conception et la mise sur le marché des thérapeutiques : encore oui. Mais tout ceci ne doit pas nous éloigner de notre rigueur et de notre raisonnement scientifique premier, y compris en période tendue comme nous sommes en train de le vivre.

Ces différents débats et prises de position diverses et parfois farfelues ont des répercussions importantes sur le terrain. Pas une seule consultation médicale ne se fait sans échanges sur le Pr Raoult et la chloroquine ; des patients demandant que nous en prescrivions. Ceci pouvant créer de la tension dans la relation de soins s’ajoutant à la psychose ambiante et parfois au complotisme. Il arrive également à ce que nous doutions de nos prises en charge.

Derrière les enjeux scientifiques, la question politique

La chloroquine et autres remèdes supposés miracles ne doivent cependant pas masquer le débat de fond : comment en sommes nous arrivé là ? Comment la France, puissance mondiale, se trouve chancelante comme nombre de pays européens face au virus ?

Nous n’aurions pas ce débat si la recherche publique n’était pas à un niveau extrêmement faible aux dépens de la recherche privée et des intérêts financiers. Nous n’aurions pas ces débats si chaque patient grave avait un respirateur et un lit en réanimation. Nous n’aurions pas ces débats si nos structures de soins avaient été équipées et prêtes avant la venue de ce virus !

La crise du Covid-19 nous montre un point fondamental : nos sociétés capitalistes n’anticipent pas les grands bouleversements et surtout ne protègent pas les populations. Sur le terrain, nous manquons de masques, de personnels, de lit, de structures, de moyens financiers... Nous manquons presque de tout après toutes ces années d’essorage de la dépense publique, de précarisation des services publics dans tous nos territoires et de manque de planification économique et industrielle. Tout ceci au nom du transfert financier d’argent public à la spéculation boursière.

L’État est, qu’on le veuille ou non, le grand absent de cette crise.

L’État est, qu’on le veuille ou non, le grand absent de cette crise. Les collectivités locales, les professionnels de santé libéraux et hospitaliers s’organisent seuls pour faire face à cette crise avec les disparités régionales que nous connaissons. Tout ceci à un impact non négligeable sur la prise en charge et la santé des populations.

Nous sortirons de là par la rigueur et le raisonnement scientifique. Pas de jugement à l’emporte pièce, de procès d’intention ou de raccourcis : contentons nous des faits et rien que des faits. Laissons travailler les scientifiques compétents, laissons les études se terminer et les conclusions se faire et surtout n’insultons pas l’avenir. Il n’y a qu’ainsi que nous pourrons sortir par le haut de cette crise et, sur le terrain, avoir des pratiques médicales unifiées et sécurisées pour le bien de toutes et tous.

Cela ne nous empêche pas d’être lucides sur les faillites de notre système économique et demain d’être de celles et ceux qui s’engageront pour la remise en cause et le dépassement d’un système économique mettant en danger les vies humaines.

*Sébastien Prat est interne en médecine générale dans le Cantal.

Pour aller plus loin :