Placide
Centre hospitalier Duchenne de Boulogne-sur-Mer

Les technocrates contre Hippocrate...

par Etienne Alain
Publié le 23 mars 2021 à 11:59

Quand les soignants et les patients n’entrent pas dans les petites cases. Un rapport accablant sur les conditions de travail des soignants au centre hospitalier de Boulogne-sur-Mer est aujourd’hui discrédité par la direction qui a décidé de l’attaquer en justice plutôt que de s’attaquer aux raisons d’un mal-être grandissant. Reportage.

L’avocat de la direction du centre hospitalier Duchenne le rappelait encore ce mercredi 17 mars au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, des ratios ont été établis par la direction, sur la base de ceux des organismes nationaux de santé. Et selon ceux-ci, ça fonctionne !

« La théorie, c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne » (Albert Einstein)

Pourquoi au tribunal ? Tout simplement parce qu’au lieu d’engager le dialogue avec les représentants syndicaux du CHSCT sur « l’analyse des conditions de travail des agents du centre hospitalier », la direction a décidé de nier que sa gestion aggravait la situation d’un hôpital déjà gravement frappé par les politiques gouvernementales. Et donc de contester le rapport du cabinet Émergences qui met le doigt sur la réalité vécue par l’ensemble des agents, du personnel d’entretien aux chirurgiens : il y a un monde entre les calculs théoriques de son « évaluation des ratios » et la réalité. Le recensement des tâches se base ainsi uniquement sur une situation dite standard où le moindre défaut n’a pas lieu d’exister... puisque l’évaluation théorique ne le prévoit pas. Comme il est dangereux d’engager le débat sur le témoignage de 269 salariés, sur les 2 600 que compte l’hôpital, la direction attaque sur le coût de l’étude - 100 000 € - en oubliant que c’est à sa demande que le CHSCT a demandé une extension des entretiens de 128 personnes - pour 66 000 € - à près de 300. Elle considère qu’elle n’en a pas eu pour son argent, qu’il y a peu de témoignages (plus de 10 % du personnel) et que les témoignages sont essentiellement à charge, le fait d’agents « qui contestent l’autorité hiérarchique » (Radio 6 le 4 mars 2021). Le rapport est en effet accablant et devrait amener à un minimum de discussions. Si plus de 10 % du personnel est réfractaire à la politique de la direction, dans un hôpital de surcroît, on en discute. Pas à Boulogne-sur-Mer où le maire (PS), qui préside aux destinées de l’hôpital, a choisi d’épouser le seul point de vue de l’ex-directeur, aujourd’hui parti à Dunkerque.

CLD/CLM : Congés longue durée : prolonge la période à plein traitement d’un congé de longue maladie.
© Cabinet Émergences

L’humain, ce machin incasable...

Vécu de l’extérieur, du côté des patients, ces difficultés n’apparaissent pas clairement. Duchenne est un bon hôpital, doté de vraies cuisines, une intendante passe dans les chambres pour que vous choisissiez votre menu, des chirurgiens n’hésitent pas à se faire déranger un dimanche si un de leur patient est aux urgences, ils vous appellent même chez vous s’ils s’aperçoivent d’une modification dans vos analyses. Qui dit mieux ? Les infirmières et infirmiers, aide-soignants sont aux petits soins, prévenants, attentifs à vos besoins. On aurait presque envie de tomber malade pour y séjourner. Mais ce dévouement a un coût humain. L’humain c’est ce machin qui ne rentre pas dans les petites cases et qui défie les ratios reproductibles. Patient, on se rend compte de cette dégradation à de petites choses. Des infirmières qui vous demandent d’être un peu patient si elles ne changent pas immédiatement votre perfusion car il est 16 h et elles n’ont toujours pas déjeuné ; la présence d’autres à 21 h qui devraient être parties depuis 20 h ; le nombre réduit de médecins aux urgences ; des services qui manquent de chirurgiens et le travail hors-norme de certains de ces derniers... « Avec les conditions de travail et ce qu’ils sont payés, ça s’explique » expliquer un infirmier, râleur mais admiratif du travail du « patron » du service.

Absences en hausse : « feignants de soignants ! »

Cette réalité de la cuisine interne de l’hôpital, c’est ce qu’on ressent légèrement lorsqu’on y est soigné parce que le personnel ne se plaint pas. C’est un tort mais, comme dit une aide-soignante « on ne va pas embêter nos patients qui souffrent avec nos problèmes ». Et, répond ce médecin à qui nous faisons remarquer qu’il donnait des rendez-vous un jour d’action pour l’hôpital public : « Je suis d’accord, mais si je m’arrête, les patients ne seront pas soignés ! » Les directions des hôpitaux connaissent cette pudeur des soignants et en jouent. À Boulogne-sur-Mer, la direction balaie les remarques sur la charge de travail d’un méprisant « ils se plaignent juste du planning ». C’est que, sans doute, le planning ne correspond pas à la réalité des besoins. La traduction de la pression sur le personnel c’est quand même une hausse de 30 % des jours de congés maladie ordinaire en 2019 avec un taux en augmentation, pour la troisième année consécutive de 9,6 % chez le personnel non médical (PNM) (infirmières diplômées d’État (IDE), aide-soignantes (AS)...). L’absentéisme moyen au sein du centre hospitalier de Boulogne-sur-Mer est supérieur à la moyenne nationale des établissements de santé pour les PNM. Il tend même à atteindre la moyenne nationale haute (10 %). Pour les personnels médicaux (chirurgiens, médecins, internes...) les absences sont dans la moyenne nationale mais ont connu une hausse significative en 2018.

Le bâtiment principal de l’hôpital Duchenne.
© Alain Étienne

Une réalité déniée par la direction. Interrogée dans le cadre de l’étude d’Émergences, ses réponses vont de la constatation, « Nous avons mis en place des groupes de travail, mais ça commence tout juste » au déni total : « Les problèmes personnels prennent de la place énormément et on peut voir aussi que des soignants sont moins investis dans leur travail donc peuvent avoir tendance à s’arrêter plus facilement. » En gros, le personnel est moins motivé et pose malade. Feignants d’ouvriers ; du pur jus patronal !

Heures sup’ qui explosent...

Pourtant, entre 2018 et 2019, le nombre d’heures supplémentaires effectuées par les personnels médicaux a augmenté de 61,38 %. Le nombre d’heures supplémentaires réalisées par les personnels des services de soins ont augmenté de 6,45 % entre 2018 et 2019 (2,6 % pour les IDE ; 11,9 % pour les AS ; 23,85 % pour les AMA - assistant médico-administratif). Les IDE effectuent 47,35 % des heures supplémentaires réalisées par les personnels des services de soins. L’intensification du travail effectué par les soignants se traduit aussi par une augmentation des heures supplémentaires « invisibles » (arriver une demi-heure en avance au travail, terminer quotidiennement son service avec plusieurs minutes de retard...). Ces contraintes sont source de fatigue et entraînent des conséquences négatives sur l’organisation de la vie privée des agents.

Les urgences en surcharge

Pour Émergences, si l’on considère que le nombre d’heures travaillées par chacun de ces agents ne doit pas dépasser 1 607 heures travaillées annuellement, le nombre total d’heures supplémentaires effectuées par les personnels des services de soin en 2019 correspond à 26 équivalent temps plein (ETP). Des remarques en forme de propositions comme celles-ci émaillent les 248 pages de ce rapport. Avec quelques points cruciaux qui posent problème. Comme les urgences, à la charge en constante augmentation et aux moyens en diminution. En un an, huit médecins urgentistes sont partis sur les dix-huit initiaux. Lors de l’expertise, deux médecins étaient en arrêt pour épuisement. Le sous-effectif est patent avec la suppression du poste de l’UHCD (Unité d’hospitalisation de courte durée) et le passage d’une organisation en cinq postes par jour à trois postes par 24 heures, plus un en Smur si l’effectif le permet. La suppression de l’équipe de brancardage de jour comme de nuit en janvier 2019, travail reporté sur des aide-soignants qui perdent ainsi du temps pour réaliser des soins à leurs patients... Un service où l’on assiste à un glissement des tâches préjudiciable aux patients. Autre secteur à problème, l’addictologie dont le service a été transféré près du port de Boulogne avec deux infirmières de liaison, un des trois addictologues en arrêt maladie et deux praticiens seulement. L’étude note d’ailleurs un état d’épuisement professionnel chez les médecins. Pour la petite histoire, le service d’addictologie de l’hôpital Duchenne était l’un des plus réputés de la région il y a encore quelques années.

Les Ehpad au bord du gouffre !

Dernier point, et qui doit particulièrement irriter la direction comme quelque élu local, l’état des Ehpad de l’hôpital. L’étude alerte sur des établissements « au bord du gouffre », « marqués par l’épuisement professionnel ». Dans un des établissement, l’étude note plus de 50 % du personnel prenant des psychotropes pour tenir. Des matériels d’aide aux patients sont obsolètes ou non remplacés, les lève-malades usagés, comme les lits-douches et le matériel de contention. Il existe de nombreuses fuites d’eau, une dégradation des matériaux de construction, le dysfonctionnement des volets électriques, la dégradation des matériels de couchage... Tous ces problèmes étant sources de chute et de pathologies respiratoires. Un état des lieux consternant qui concerne les différents Ehpad accueillant 365 patients. Une situation qui peut faire du bruit tant le public est sensible au sort réservé à ses anciens...

La sénatrice communiste Cathy Apourceau-Poly est intervenue auprès du ministre de la Santé après sa rencontre avec la CGT.
© Alain Étienne

La direction bloque tout dialogue...

Pour Frédéric Bourgois, le secrétaire du syndicat CGT de l’hôpital (et secrétaire départemental de la Santé CGT), ce rapport accablant pouvait être une formidable opportunité pour avancer, syndicats, direction et salariés, vers une discussion destinée à améliorer la situation. Selon la CGT, il y a déjà suffisamment à faire contre la politique gouvernementale de santé publique pour ne pas en rajouter. Et de rêver, comme tout le monde, d’une prise de conscience collective qui mènerait à agir vers l’État pour obtenir les moyens nécessaires à l’hôpital public. Il n’était donc pas question de rendre public ce rapport, les syndicats comptant sur l’effet de choc pour amener la direction à accepter de discuter de ses méthodes de gestion et de voir ensemble comment créer des postes et obtenir de nouveaux moyens. Sont sympas les syndicats..., à l’image du reste des agents hospitaliers qui ne vous racontent pas leurs tracas quotidiens. C’est devant le refus absolu de la direction, administrative comme politique (le maire de Boulogne), de discuter du moindre point que le rapport a été diffusé. La seule réponse directoriale a été de traduire l’étude devant le tribunal en espérant la discréditer. Depuis cette décision folle, qui rejette la réalité, il n’y a plus de discussions à l’hôpital. Interpellé, le ministre de la Santé est aux abonnés absents. L’affaire sera jugée le 31 mars prochain. En attendant, la gestion orwellienne de l’hôpital Duchenne continue. La prime Covid a été versée aux salariés. Mais pas à ceux et celles qui, ayant contracté la Covid ont dû arrêter le travail ! « La direction a pris leur prime et nous l’a redistribuée sans rien dire, histoire de nous diviser. » Cela doit concerner 200 personnes... En 14-18, les mauvais généraux faisaient fusiller les soldats blessés, qualifiés de lâches. Un siècle plus tard leurs émules sanctionnent les soignants victimes de la maladie qu’ils soignent !

LE CENTRE HOSPITALIER DE BOULOGNE-SUR-MER EN CHIFFRES

> Le CH compte plus de 2000 agents :

  • 197 ETP (équivalent temps plein) de personnel médical ;
  • 2 315 ETP de personnel non médical.

> Le CH est distribué sur plusieurs sites :

  • Le Centre hospitalier de Boulogne (967 places) ;
  • L’Ehpad Duflos (180 places) ;
  • L’Ehpad L’Océane (70 places) ;
  • La résidence Jean-François Souquet (115 places) ;
  • CSAPA (Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie).