30e anniversaire de la destruction de la RDA

Avec l’historien Nicolas Offenstadt

Balade au cœur du « pays disparu »

par JACQUES KMIECIAK
Publié le 15 novembre 2019 à 18:44 Mise à jour le 9 février 2021

Le 9 novembre dernier, l’Occident célébrait le 30e anniversaire de la « chute du Mur de Berlin », qui a consacré la restauration du capitalisme en République démocratique allemande (RDA). Un pays décrié par ses contempteurs pour son « manque de liberté », mais loué par ses contemporains pour le plein emploi qu’il assurait, l’émancipation des femmes, l’accès à la culture et aux sports, l’égalité salariale et la démocratisation de l’université qu’il favorisait. Ou encore l’esprit pacifiste et antifasciste qui l’animait. Dans Urbex RDA [1],l’historien Nicolas Offenstadt nous emmène dans les coulisses du « pays disparu » auquel il avait déjà consacré un récit, l’an dernier [2]. L’universitaire a choisi l’« exploration urbaine » comme méthode d’investigation. Depuis 2012, il a ainsi, de façon non autorisée, visité pas moins de 250 lieux interdits au public et liés au passé socialiste de l’Allemagne de l’Est. Des usines, des gares, des centres culturels, mais aussi des coopératives, des abattoirs, des palais... Des sites laissés à l’abandon, riches en archives, photos ou objets qui témoignent de la vitalité et de l’orientation idéologique d’un État avalé par son puissant voisin de l’Ouest en 1990. Dans Urbex RDA, un ouvrage abondamment illustré par ses soins, l’auteur « fait parler les ruines » à travers 75 thèmes choisis « dans un souci de variété géographique, typologique et interprétative ». Comme un voyage au cœur de l’ex-RDA de nature à nourrir le débat sur la réunification...

Vous êtes un médiéviste, spécialiste en outre de la Grande Guerre, pour quelles raisons vous intéresser à la RDA ?

Comme historien de la Grande Guerre, j’ai été très intéressé par la manière dont la RDA avait construit et mémorialisé le conflit, car pour beaucoup de ses fondateurs (Wilhelm Pieck, Walter Ulbricht, Otto Grotewohl), la Grande Guerre a été une expérience de jeunesse décisive. Certaines figures de la guerre, comme les marins fusillés en 1917, sont des icônes très importantes du grand récit de la RDA. Enfin j’ai beaucoup voyagé dans ces territoires de l’Est depuis 15 ans et j’ai été frappé par tout un monde à l’abandon, celui de l’ex-RDA.

Pourquoi avoir choisi l’« exploration urbaine » comme méthode d’investigation ?

Quand vous voyez partout des centaines de sites abandonnés (usines, immeubles, institutions, etc.), il vient vite à l’idée d’aller voir à l’intérieur ce qu’il reste, d’y prêter attention. Lorsque j’ai commencé à le faire, j’ai été frappé par tout ce que l’on y trouve, non pas seulement l’architecture et les façades, mais aussi dans les lieux mêmes, aussi bien des archives, que des traces de la mobilisation politique au quotidien ou encore les productions mêmes de l’époque. J’ai pensé que cet abandon, ces objets, méritaient une réflexion d’historien.

Comment expliquez-vous que ces bâtiments soient restés en l’état et non détruits ?

D’une part, cela coûte très cher de détruire et d’autre part, il y a parfois des questions de propriété, voire de propriétaires absents ou peu joignables. Ce manque de transparence est en partie le résultat de la procédure à marche forcée de liquidation de l’économie socialiste de la RDA au début des années 1990.

Quels sentiments éprouvent les ex-Allemands de l’Est à l’égard de ces sites ? Confortent-ils un sentiment de nostalgie ? De gâchis ? D’avoir été traités avec mépris par l’Ouest ?

Oui, tout cela à la fois. J’ai souvent eu des discussions avec les habitants autour des lieux abandonnés ou à l’arrêt, et souvent aussi ils exprimaient une vraie tristesse à l’idée que ce qui avait marqué localement l’histoire du travail soit devenu un monde fantôme.

Que nous apprennent ces ruines sur le « socialisme d’État » de la RDA ?

Dans Urbex RDA, j’ai essayé de montrer que tous ces lieux et leurs contenus, même sales et abandonnés, peuvent servir de matière à écrire l’histoire, non seulement parce que les objets sont parlants et les documents souvent riches, mais aussi parce qu’ils invitent à écrire une histoire en tension entre passé et présent.

La non-mise en valeur mémorielle de ces lieux, traduit-elle une volonté d’effacement du passé de la RDA ?

Il y a indéniablement un désintérêt public pour l’histoire de nombre de ces bâtiments. J’ai souvent être frappé du fait que des usines ou des entreprises qui ont marqué l’histoire des villes ne font l’objet d’aucune indication sur place. Pas le moindre panneau pour savoir ce que furent ces lieux au temps de leur activité.

Comment expliquez-vous le peu d’intérêt porté par l’Allemagne réunifiée aux archives abandonnées sur place, que vous avez pu parcourir au gré de vos pérégrinations ?

Il y a sans doute différentes explications. D’abord elles ne sont pas accessibles, justement en dehors de l’« exploration urbaine », qui est une activité illégale, qui peut être périlleuse. Ensuite, on considère souvent qu’il y a déjà de très nombreuses archives d’entreprises dans les archives officielles des Länder de l’Est, ce qui est exact. Ensuite, certains ne s’y attachent sans doute pas parce que les discours publics ont beaucoup dévalorisé les biographies des citoyens de RDA et donc les documents qui les racontent. Ou qu’elles peuvent rappeler la faillite du pays.

Lors de vos conférences, quelles interrogations reviennent de façon récurrente de la part du public ?

Tout dépend des lieux. En France, je suis toujours frappé par les nombreux liens, toujours présents dans les mémoires, tissés entre des Français et la RDA, à travers des voyages, avec le Parti communiste ou les syndicats, à travers les villes partenaires, autour de la culture et de la langue allemande, pour les germanistes et germanophiles. Sans compter de nombreux liens familiaux à travers les temps et les espaces. En Allemagne, les habitants de l’Est réagissent souvent très positivement, avec l’envie de parler, lorsque l’on évoque les formes d’effacement ou de mise à l’écart du passé de la RDA, même s’ils ne défendent pas le régime.

(Photo : © Pierre-Jérôme Adjedj)

Notes :

[1Urbex RDA, par Nicolas Offenstadt. Albin Michel. 2019.

[2Le pays disparu : sur les traces de la RDA, par Nicolas Offenstadt. Stock. 2018.