Le « singulier destin » de Valentina Tichonowa

par Jacques Kmieciak
Publié le 27 décembre 2019 à 18:02 Mise à jour le 9 février 2021

Auteure d’un ouvrage [1] racontant le parcours de sa mère Valentina Tichonowa, jeune soviétique exilée dans le Nord de la France à la Libération, Annie Bayens se propose d’animer des causeries autour de ce « singulier destin ».

Une jeunesse heureuse dans l’Union soviétique des années 1930. Un pays qui offre au plus grand nombre l’accès à la connaissance. Valentina Tichonowa est née en juin 1923, dans un village des environs de Novgorod, l’un des berceaux de la civilisation russe. Enfant, elle rêve de devenir enseignante. Son objectif ? S’inspirer des « pédagogues extraordinaires qui se sont battus pour nous instruire », afin de délivrer son peuple de l’illettrisme. Le bac en poche, elle entame une formation à l’Institut pédagogique de Leningrad. Leningrad : « La porte de l’Europe, la capitale culturelle de l’URSS. » L’invasion de son pays par les nazis en juin 1941 contrarie son projet. La « patrie du socialisme » est occupée par la Wehrmacht. En avril 1942, Valentina est raflée. Dans un « tourbillon de violence, de craintes, de peurs, sous les cris et les coups », elle est déportée dans un camp de travail en Allemagne comme Ostarbeiterin. Elle est affectée dans une fonderie d’armement sous commandement militaire, près de Stuttgart. L’ombre de la Gestapo plane. La jeune femme est confrontée à la violence des SS, à la faim, à la promiscuité aussi. Sa rencontre improbable avec Louis Bayens atténue en partie les douleurs causées par cet exil forcé, loin des siens. Louis est français et prisonnier de guerre dans un stalag proche de l’usine. Entre eux, le courant passe d’emblée. Ils tombent en amour. « Nous avions trouvé dans cet amour la force de nous battre, la force de résister, la force de vivre », dira Valentina. Le début d’une idylle à l’allure de « bouée de sauvetage » dans un océan de détresse.

À Roubaix à la Libération

À la libération du camp, Louis propose à Valentina de l’accompagner à Roubaix où il vivait avant la guerre. Elle saute le pas. Roubaix : ses usines, ses odeurs acides, sa nature inexistante, sa pauvreté... Lorsqu’elle y pose le pied, le 8 mai 1945, Valentina regarde « ahurie toute cette grisaille, tout était noir de poussière ». Elle y sera confrontée à des « moments d’espoir et de désespoir ». Son intégration y est en effet difficile. « J’avais été formée dans mon pays pour être l’élite nécessaire à l’éducation du peuple russe. Ici, en France, je n’étais que l’étrangère qui venait manger le pain des Français », témoignera-t-elle. Alors que son désormais mari fait office de conducteur de bus, Valentina multiplie les expériences professionnelles. Pour « survivre », elle accepte de « faire des ménages chez les Mulliez, les futurs patrons d’Auchan ». Une « humiliation de plus. À Léningrad, les enseignant nous ont formés au respect de l’être humain et moi, je me retrouvais à genoux devant ces “maîtres des filatures textiles” qui me regardaient comme leur servante ». « Tous ces regards méfiants, ces moqueries quant à son accent. Cette peur qui s’est installée en elle. Ma mère sera marquée à vie par cette expérience traumatisante », souligne aujourd’hui Annie Bayens. Heureusement, plus tard, Valentina exercera des missions largement plus gratifiantes : traductrice, assistante de langue russe dans des lycées de Lille et de Lambersart, surveillante générale dans une école privée... Elle fera au final sa vie dans le Nord où elle demeure toujours, à Hem.

De retour en URSS

Elle n’a jamais pour autant coupé les ponts avec sa terre natale qu’elle apprécie tant. En 1956, elle retourne d’ailleurs en Russie pour un premier court séjour de visite à la famille. Des moments d’émotions indescriptibles partagés par Louis, sa fille Annie, alors âgée de huit ans, et deux autres enfants (un quatrième naîtra en 1957). « Nous avons été reçus comme des rois. Ce fut un choc. Je serais bien restée là-bas », commente Annie Bayens qui vit aujourd’hui à Rebreuve-Ranchicourt, dans le Bruaysis. Elle garde de cette escapade un souvenir ému. L’URSS n’est guère cette prison à ciel ouvert que caricature alors l’Occident...

Le besoin de témoigner

À l’occasion des 90 ans de sa maman, en 1993, Annie a pris l’initiative d’organiser au Gymnase à Lille une grande fête, « en présence d’anciens élèves ». Elle lui a offert un bien joli cadeau sous la forme d’un livre relatant le parcours tumultueux d’une jeune fille soviétique, ballotée d’une Europe à l’autre, au gré des vicissitudes de l’Histoire. Aujourd’hui, Annie, 71 ans, se sent prête à évoquer le « destin particulier » de sa maman dans le cadre de causeries dans des médiathèques ou autres. Une façon, à travers l’évocation de cette émigration russe dans le Nord-Pas-de-Calais, de mettre en lumière un pan largement méconnu de notre histoire régionale. Mais aussi une manière de réhabiliter une Russie « toujours aussi décriée en Occident ». Et surtout de délivrer un message d’humanité..

Jacques Messiant, un romancier antisoviétique ?

Le récit d’Annie Bayens inspira l’écrivain Jacques Messiant, originaire de la Flandre. Il en fera un roman [2]. Annie perçoit cet ouvrage comme « une trahison » de la parole de Valentina. Pour Annie, Jacques Messiant y livre sa propre vision de la Russie soviétique qu’il présente comme un « pays de tyrans, de non-libertés ». Une approche caricaturale aux antipodes de cette « Russie rêvée par Valentina. Pourtant nous nous sommes souvent rencontrés ». Un exemple ? À la page 18, Jacques Messiant évoque des églises brûlées et pillées sous ordre de Lénine. Or, « à Novgorod, jamais les lieux n’ont été brûlés, certains sont devenus des musées ». La soviétisation de l’école, le goulag. Ou encore la crainte d’une déportation en Sibérie qu’auraient éprouvée les requis et prisonniers de guerre soviétiques de retour au pays à la Libération... Or, « maman n’a jamais eu peur de repartir en Russie après avoir été délivrée des camps, c’est l’amour pour mon père qui l’a amenée en France », soutient Annie. Jacques Messiant y multiplierait les clichés « pas du tout conformes au ressenti de Valentina. Tout est insidieux dans ce roman », s’émeut-elle encore. Cet ouvrage interroge donc la marge de manœuvre laissée au romancier lorsqu’il s’inspire de personnages bien réels. Et Annie de rappeler que sa mère, du haut de ses 95 ans, avait toujours bien du mal à « digérer les mensonges que diffusent les médias français sur son pays »...

Notes :

[1De Novgorod à Roubaix... Le vol de ma jeunesse, par Annie Bayens. 2013. Pour tout contact : 06 86 44 92 19

[2Valentina, une jeunesse volée, de Jacques Messiant. Les Éditions Nord-Avril. 2017.