Tsiganes vers Auschwitz : un génocide ignoré

Entretien avec Monique Heddebaut, qui vient de publier « Des Tsiganes vers Auschwitz - Le convoi Z du 15 janvier 1944} ».

Publié le 5 décembre 2018 à 09:38 Mise à jour le 9 février 2021

Dans ce livre qui vient de sortir, vous faites le point sur la déportation et l’extermination des Tsiganes du Nord-Pas de Calais et de la Belgique. Pourquoi avoir associé notre région à la Belgique dans cette étude ?

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Tsiganes du nord de la France et de la Belgique ont connu le même destin tragique, car ils vivaient dans la « Zone militaire rattachée à Bruxelles ». Les Allemands avaient imposé en juin 1940 que ces deux territoires forment une seule zone. L’enjeu d’un tel découpage était non seulement stratégique et économique, mais il correspondait également à la vision nazie d’une Europe nouvelle, d’un Reich avec des marches germaniques.

Pourquoi les recherches sur les Tsiganes sont-elles si tardives en regard du judéocide ?
Les Tsiganes n’intéressaient guère les chercheurs jusqu’à présent. Il a fallu attendre l’étude d’un universitaire belge, José Gotovitch, et le travail de Maxime Steinberg avec Laurence Schram à Malines, pour qu’un pan de cette déportation soit enfin soulevé.

Une stèle rend hommage aux familles tsiganes raflées à Poix-du-Nord, dans l’Avesnois. (Photo M. Heddebaut)

Côté français, c’est le Livre-Mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répression, avec les noms de plus de 86 000 personnes, qui a permis d’identifier les personnes déportées du Nord en tant que Tsiganes (Editions Tirésias, juin 2004). Il faut également savoir que les archives relatives à la Seconde Guerre ne sont ouvertes au public français que depuis 2005.

Comment ont été définis les Tsiganes ?
Leur identification a reposé sur une longue tradition européenne. Au début du XXe siècle les Allemands avaient recueilli des données sur les «  Tsiganes et personnes nomadisant à la manière des Tsiganes  » dans le Zigeuner-Buch (Livre des Tsiganes). En Belgique la différence déjà marquée entre Belges et immigrés était devenue encore plus forte vis-à-vis des Nomades qui vivaient jusqu’alors sous le régime d’une feuille de route valable trois mois. La France de son côté avait créé une catégorie bien spécifique, celle des Nomades, afin d’identifier au moyen de carnets anthropométriques ceux qui étaient appelés indistinctement Bohémiens, Romanichels, Gitans, Nomades. C’était la loi du 16 juillet 1912 relative à « l’exercice des professions ambulantes et la réglementation de la circulation des nomades  ». Quelque 30 000 personnes relevaient de ce statut en 1924. Leur mode de vie assimilé au vagabondage, à la criminalité et l’asociabilité était utilisé pour créer une catégorie particulière générant l’ostracisme, l’exclusion et la discrimination.

A partir de quelle date est programmée la déportation des Tsiganes ?
L’occupation militaire allemande dans notre région a marqué un tournant tragique dans leur histoire. Dès février 1943 ont commencé les déportations de masse de tous les Tsiganes d’Europe dans le Reich. Cet ordre fut ensuite élargi aux Tsiganes de la « Zone rattachée à Bruxelles » et à ceux des Pays-Bas.

Où eurent lieu les arrestations ?
Les premières arrestations connues se déroulèrent à Tournai le 22 octobre 1943 et s’échelonnèrent jusqu’en décembre. La plus grande rafle eut lieu à Roubaix à l’automne 1943, là où les familles s’étaient sédentarisées. Les autorités allemandes secondées par la police française coordonnèrent les arrestations, également à Flers-en-Escrebieux, Frévent, Vimy, Poix-du-Nord.

Qui étaient ces Tsiganes ?
C’étaient des vanniers, des maquignons, des musiciens, des forains... La plus jeune, Jacqueline Vadoche, née à Malines, avait 35 jours le jour du départ vers Auschwitz et le plus âgé, 85 ans. Les trois quarts d’entre eux étaient des femmes et des enfants.

Ils ont été déportés vers Auschwitz-Birkenau. Ont-ils été sélectionnés ou gazés à leur arrivée ?
Les 352 Tsiganes qui avaient tout d’abord été rassemblés dans le camp de Malines, furent déportés le 15 janvier 1944. Ils ne furent pas triés à leur arrivée à la différence des Juifs, mais furent tatoués et internés dans le « camp des familles » qui s’est révélé être un véritable mouroir. Les ravages se firent immédiatement sentir chez les plus âgés et les plus jeunes déjà éprouvés par la captivité à Malines et le transport vers la Pologne. 55 décès furent recensés pour le seul mois de mars.

Ce camp a finalement été liquidé dans la nuit du 2 août. Pourquoi à cette date ?
Entre mai et juillet 1944, Birkenau a reçu quelque 438 000 Juifs raflés en Hongrie, dont une grande majorité fut exterminée dans les chambres à gaz, ce qui nécessitait des installations supplémentaires. Les nazis avaient déjà cherché à liquider le « camp des familles » le 15 mai 1944, mais en vain, en raison de la résistance des internés. Les 3000 Tsiganes encore présents dans le camp, car jugés « inaptes au travail », furent finalement éliminés, gazés dans la nuit du 2 au 3 août 1944.

Wagon de déportation, devant la Caserne Dossin à Malines, devenue un musée.

Que s’est-il passé avec ceux qui avaient été déclarés « aptes au travail » ?
La défaite de Stalingrad en février 1943 a représenté un tournant dans la conduite de la guerre par les nazis. Ils décidèrent dès lors la « Guerre totale » générant un énorme besoin en main d’œuvre. Les 68 Tsiganes du convoi Z qui avaient dépassé le cap de survie des trois mois, furent progressivement transférés dans les camps du Reich et leurs Kommandos de travail : Buchenwald, Dora, Ellrich, Ohrdruf... pour les hommes, Ravensbrück, Schlieben, Taucha, Altenburg… pour les femmes. L’industrie de guerre tournait à plein régime.

Combien ont finalement survécu ?
Seuls 19 hommes et 13 femmes du convoi Z de Malines sur 352 sont rentrés, soit moins de 10 %, sans compter les enfants nés à Birkenau. A ce jour, seuls trois d’entre eux sont encore là pour témoigner de ce génocide méconnu.

Pour en savoir plus

Des Tsiganes vers Auschwitz - Le convoi Z du 15 janvier 1944, Monique Heddebaut 324 pages, 27 €, www.editionstiresias.com

par Mathieu Hébert