Comme en 40...

par LEROY JEROME
Publié le 22 novembre 2019 à 19:44

Romain Slocombe, romancier prolifique et illustrateur de talent qui fit les riches heures du mensuel Métal Hurlant dans les années 70 nous raconte, dans La débâcle , un effondrement spectaculaire : celui de la Troisième République, dans la courte période meurtrière du 10 au 17 juin 1940 qui va de Paris déclarée ville ouverte au discours de Pétain demandant l’armistice dans un discours radiodiffusé, vécu par les uns comme un lâche soulagement et par les autres comme une trahison car on se bat encore, malgré la situation désespérée.

Il est intéressant de remarquer que si cette période a été balisée presque heure par heure par des historiens ou des témoins, on songe notamment à L’étrange défaite de Marc Bloch, elle a été beaucoup moins abordée par les romanciers comme s’il y avait quelque chose d’impossible à raconter cette débâcle à travers des personnages de fiction. Il y a bien sûr quelques chefs d’œuvre comme Le bouquet d’Henri Calet (1945), La mort dans l’âme de Sartre et Les Communistes d’Aragon (1949) ou encore Suite Française d’Irène Némirovski, morte en déportation, publié de manière posthume en 2004. Mais, on le constate, ils sont peu nombreux et ne datent pas d’hier.

C’est tout l’intérêt de La débâcle de Slocombe que de reprendre sur cinq cents pages haletantes ces huit jours qui ont défait la France à travers une étonnante multitude de personnages. Est-ce consciemment que Slocombe a utilisé le titre de Zola racontant l’effondrement de 1870 dont 1940 est une répétition ? La débâcle version Slocombe est une tragédie : unité de temps, unité de lieu entre Paris et la Loire sur les routes submergées par l’exode et unité d’action, celle d’un drame vu à hauteur d’homme par des gens qui ne peuvent saisir que ce qu’ils voient de la situation mais jamais l’ampleur de la chute dans son ensemble.

Romain Slocombe s’attache plus particulièrement à Jacqueline. Du haut de ses 14 ans, elle est la preuve que même au milieu de l’horreur, nos préoccupations personnelles demeurent, dérisoires et égoïstes. Jacqueline reste ainsi une jeune fille des beaux quartiers, affligée d’un léger mépris pour ses riches parents et son grand frère qui l’embarquent avec la bonne, au matin du 10 juin, dans une Studebaker surchargée pour quitter l’avenue d’Eylau. Elle lit sur la banquette arrière le courrier du cœur de Marie Claire (déjà !), tombe amoureuse de tous les soldats qu’elle a pu croiser comme Lucien Shraut, photographe ami de Brassaï, en couple avec Hortense, un mannequin juif. Au même moment, celui-ci se bat comme un lion du côté de l’Aisne dans des affrontements d’une rare violence.

On est, dans La débâcle, impressionné à chaque page. La reconstitution en technicolor d’événements qu’on imagine toujours en noir et blanc est parfaite. Pas un bouton de guêtre n’est oublié. Les combats comme les chansons de Tino Rossi qui passent à la radio, les odeurs d’essence et de sang, les bords de route et les quais de gare encombrés de blessés, l’enseigne d’un familistère déserté à Longjumeau, tout cela est restitué avec la même précision que le paysage idéologique du moment où une extrême droite aux aguets, du PPF (Parti populaire français) à l’Action française dont fait partie l’oncle de Jacqueline, espère depuis des années un événement de ce genre qui permettra l’arrivée d’un ordre nouveau.

On oublie souvent, au passage, comme nous le signale en annexe Slocombe, que les pertes militaires françaises sont de 92 000 hommes en deux mois, ce qui, proportionnellement, donne une moyenne supérieure à la guerre de 14. On pourra peut-être chercher du côté de ce chiffre l’occultation fréquente de l’héroïsme des troupes françaises qui se sont sacrifiées malgré un commandement désastreux alors que l’image d’Épinal est celle d’une armée qui ne voulait pas se battre, amollie par le Front populaire. Mais on sait depuis longtemps, et Slocombe nous le rappelle ici, qu’il y a toujours eu dans une certaine bourgeoisie cette tendance à préférer Hitler au Front populaire.