Kafka et Michaux au temps du « stop and go »

par JEROME LEROY
Publié le 29 janvier 2021 à 10:53

« Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance. À présent comment serait-ce possible ? On détache un grain de sable et toute la plage s’effondre, tu sais bien », se désolait le poète Henri Michaux dans Lointain intérieur en 1948, texte dans lequel il pousse le plus loin son angoisse devant une vie quotidienne devenue illisible. Cette impression d’un réel fuyant, ce sentiment d’évoluer dans une réalité parallèle rend assez exactement l’état d’esprit des Français confrontés à un monde remodelé par une pandémie qui fête son premier anniversaire et efface tous nos repères. Et qu’à l’heure où j’écris, il est question d’un nouveau confinement imminent… Au point qu’on commence à s’inquiéter de l’état psychique de la population ballotée de confinements en déconfinements, de conférences de presse en couvre-feux. Ce constat était ainsi résumé, à la fin du mois de décembre dernier, par Les Échos : « La crise sanitaire et le confinement au niveau mondial ont très fortement accentué les risques dépressifs. En France, la souffrance psychologique atteint des sommets parmi les populations les plus exposées. Un Français sur cinq a sérieusement envisagé de se suicider. » En matière d’impossibilité à se projeter dans l’avenir, on trouve des accents qui peuvent nous parler aujourd’hui dans l’œuvre de Kafka où nombre de ses personnages restent englués dans un présent perpétuel, comme le narrateur du Terrier, un texte posthume de 1931. Celui qui parle dans Le Terrier ne sait plus s’il est une bête ou un animal, et se sent traqué par un ennemi invisible. Finalement, c’est l’angoisse qui le pousse à exercer sa violence d’abord contre lui-même dans cet espace désespérément clos : « Je le sais fort bien, et même maintenant, à l’apogée de ma vie, je n’ai pas une minute de réelle tranquillité : à l’endroit où se trouve cette mousse sombre, je suis mortel, et je vois souvent dans mes rêves un museau qui ne cesse de renifler avidement alentour. » Avant d’ajouter : « C’est donc avec mon front que des milliers de fois, pendant des jours et des nuits, je me suis jeté contre la terre ; j’étais si heureux quand j’avais le front en sang, car c’était la preuve que la paroi commençait à être solide. » Que nous dit Kafka ? Qu’on recherche un abri contre un péril, mais que cet abri se transforme en piège peut-être encore plus dangereux. Et cette « paroi » kafkaïenne qui blesse et protège à la fois devient la métaphore saisissante des écrans qui ont envahi nos vies, notre travail et dont la philosophe Claire Marin, dans Le Monde, montre toute l’ambiguïté : « Ce que nous avons découvert, c’est que notre vie n’est pas un fond d’écran sur lequel nous pouvons ouvrir une multitude de fenêtres en même temps. Ce à quoi le virtuel nous laisse croire, l’expérience réelle l’a assez brutalement contredit. » C’est pour cela que Macron, qui ne déroge pas à son habitude en insultant les Français en les résumant à 66 millions de procureurs, n’a pas compris qu’il a surtout devant lui un peuple fatigué. Par l’épidémie et par sa façon de la gérer.

Dernier livre paru : Vivonne (éditions de La Table Ronde).