Le Nouvel An avec Charles Baudelaire

par JEROME LEROY
Publié le 29 décembre 2021 à 16:46

On ne peut pas dire que Charles Baudelaire se caractérisait pas sa joie de vivre. Ce grand poète est celui du spleen et de la nostalgie. Il est moins connu pour sa critique de la modernité bourgeoise de son temps, celui du Second Empire, de Napoléon III et de ses affairistes dénoncés par Marx, ou Zola. Le triomphe des marchands, du goût bourgeois, le met souvent en colère, comme son contemporain Flaubert. Dans le texte qui suit, extrait des Petits poèmes en prose, il ne décolère pas contre la fête obligée que représente le Nouvel An, qui contrairement à Noël est, pour le coup, purement commercial. Là encore, on est saisi par l’actualité de son propos, ou au milieu des lumières et des flonflons, la bêtise et la cruauté ne sont jamais bien loin.

Un plaisant

C’était l’explosion du nouvel an : chaos de boue et de neige, traversé de mille carrosses, étincelant de joujoux et de bonbons, grouillant de cupidités et de désespoirs, délire officiel d’une grande ville fait pour troubler le cerveau du solitaire le plus fort.
Au milieu de ce tohu-bohu et de ce vacarme, un âne trottait vivement, harcelé par un malotru armé d’un fouet.
Comme l’âne allait tourner l’angle d’un trottoir, un beau monsieur ganté, verni, cruellement cravaté et emprisonné dans des habits tout neufs, s’inclina cérémonieusement devant l’humble bête, et lui dit, en ôtant son chapeau : « Je vous la souhaite bonne et heureuse ! » puis se retourna vers je ne sais quels camarades avec un air de fatuité, comme pour les prier d’ajouter leur approbation à son contentement.
L’âne ne vit pas ce beau plaisant, et continua de courir avec zèle où l’appelait son devoir.
Pour moi, je fus pris subitement d’une incommensurable rage contre ce magnifique imbécile, qui me parut concentrer en lui tout l’esprit de la France.

Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose.