Souvenir d’une manif en janvier

par JEROME LEROY
Publié le 24 janvier 2020 à 11:57

Cela a eu lieu à Lille quand la manif, celle du 9 janvier, est arrivée à la fin de la rue Faidherbe ou peut-être juste après, en longeant la Vieille Bourse. La Grande roue n’avait pas encore été démontée, les fêtes jouaient les prolongations, le mouvement social aussi. Il y a des moments, dans une manif, où vous pensez à autre chose, où vous devenez un promeneur solitaire au milieu du cortège, où vous cessez quelques minutes de communier avec la foule sans vraiment vous en rendre compte. C’est alors que j’entends une voix très douce, une voix de femme, me demander :

— Quel poème avez vous lu ce matin ?

Je suis un peu surpris et je réponds :

— Place Bretagne de Cadou.

Au milieu des slogans, des fumigènes, des détonations de pétards, sous le regards de CRS surarmés qui jouent l’intimidation comme il convient quand le libéralisme offensif joue la stratégie du choc façon Naomi Klein, elle me dit :

— Moi, c’est Douceur de Guillevic.

Nous récitons ensemble, sans nous être concertés, les premiers vers :

Douceur,
Je dis : douceur
Je dis : douceur des mots
Quand tu rentres le soir du travail harassant Et que des mots t’accueillent
Qui te donnent du temps.

Je comprends alors pourquoi, enfin, elle me pose cette question. Au mois de novembre, dans un Talon de fer, je parlais de la mélancolie de novembre, de la nécessité de refuser la fatalité du capitalisme et de lire un poème chaque matin, comme une prière laïque, pour changer le monde, pour se changer soi-même.

Et nous voilà à parler de poésie en remontant la rue Nationale, dans une partie du défilé où se mélangeaient le PCF, les JC, quelques camarades belges du PTB, d’autres de la CGT éduc’action, puisqu’une manif, on oublie vite que c’est un organisme vivant où, au bout d’un certain temps, les affinités personnelles et les rencontres de hasard avec des camarades pas vus depuis longtemps, rompent insensiblement la délimitation stricte entre les organisations. Cette femme à la voix douce, qui portait un badge de la cégète, je n’ai su son nom que quelques jours plus tard quand un camarade de ma connaissance l’a saluée en quittant la manif. Mais ce jour-là, j’ai seulement appris qu’elle avait été documentaliste, qu’elle était jeune retraitée, qu’elle avait travaillé dans un lycée du Valenciennois.

Il s’est mis à pleuvoir mais ce n’était plus très important. On a parlé de Guillevic, de Jean Follain, de René Guy Cadou, de la poésie concrète de l’existence. Elle m’a raconté comment, pendant des randonnées solitaires, elle se récitait des poèmes, comment une fois, elle avait croisé une jeune fille sur un chemin ensoleillé qui tenait entre ses mains un insecte, une libellule blessée qu’elle ramenait au camping. « Comme ça, elle vivra » avait dit la jeune fille, et cette scène correspondait exactement au poème de Guillevic qu’elle était en train de se réciter en se promenant. Je lui dis que cela ferait un très bon poème sans doute. Je ne lui ai pas dit, en revanche, que ce que nous vivions, en ce moment précis, pourrait aussi faire un très bon poème.

Ce qu’il faudrait faire comprendre, si je devais l’écrire, c’est que finalement, ce n’était pas un moment « en marge » de la manif, que cette conversation était aussi profondément politique, que nous exigions implicitement, tous les deux, que le capitalisme nous rende, ou au moins cesse de nous voler, ce que nous avons de plus précieux : le temps. Le temps de lire des poèmes, de les apprendre par cœur, le temps de voir le monde de façon nouvelle, révolutionnaire grâce à la poésie, le temps de comprendre enfin à quel point, dès qu’on cesse de nous pourrir la vie avec un système économique aberrant, le monde est beau et que la vie vaut la peine d’être vécue.

Alors, je la remercie, cette manifestante. Et j’imagine sans mal que dans le monde à venir que nous désirons tous dans ces manifs, on pourrait avantageusement remplacer « Bonjour, ça va ? » par « Quel poème as-tu lu ce matin ?  »