Dickens, La Redoute et la riposte...

par ANDRE CICCODICOLA
Publié le 22 mars 2021 à 12:11

19,20 euros le jogging, 6 euros le teeshirt col rond manches longues, 13,20 euros le jean coupe large... Les fringues low cost font un carton sur la toile, en particulier chez les jeunes. Les 16 à 30 ans forment l’essentiel de la clientèle de ce type de produits. ... Vu le matin sur le smartphone, deux clics, une livraison express et le nouveau modèle est porté le lendemain même. De quoi épater la galerie ou simplement s’offrir le plaisir du neuf pour le neuf, pour une poignée d’euros. Derrière cette fabrique de consommation rapide, des mastodontes, en tête desquels on trouve Boohoo, un groupe britannique dirigé par Mahmud Abdullah Kamani devenu milliardaire en moins de 15 ans ! Des produits fabriqués au prix de 3 euros de l’heure quand le minimum légal est de 9 euros. Règlement de la main à la main, pas de contrat, pas de limitation d’heures de travail, pas de couverture sociale... Ces conditions de travail, Mahmud Abdullah Kamani ne les impose plus lui-même. Une kyrielle de fabricants à sa solde s’en charge. Il se consacre désormais au marketing et à la vente en ligne avec des marges supérieures à 50 % ! Comme l’a révélé un excellent reportage d’Arte [1], point n’est besoin de délocaliser. Cela ralentit trop le cycle production-achat et le profit immédiat. C’est donc au cœur même de l’Angleterre, à Leicester et du côté des banlieues de Londres, que s’obtiennent ces bas coûts du travail et que s’échinent ainsi des milliers de travailleurs et surtout de travailleuses. Un scandale ? Pensez donc. Au pays de Meghan and Harry et aux yeux de la City, Mahmud Abdullah Kamani est un intrépide : il a reçu successivement le prix de l’entrepreneur de l’année aux « English Business Arwards », avant d’entrer dans la légende des affaires britanniques en étant honoré lors des « Legends of Industry Awards ». De quoi faire râler dans leurs tombes les capitaines d’industrie et les financiers de la révolution industrielle élisabéthaine qui ont bâti des fortunes colossales en faisant travailler des enfants de 5 ans dans leurs mines et dans leurs manufactures mais récolté les foudres des Dickens ou Douglas W. Jerrold qui usèrent mille plumes pour dénoncer l’exploitation enfantine. Depuis le modèle Thatcher, les États ne protègent plus leurs ressortissants. Chez Boris Johnson, la mode est au contrat zéro et aux auto-entrepreneurs pour tout et partout [2]. On coud et on livre au pas de charge pour quelques dizaines d’euros journaliers. Ce phénomène n’est pas uniquement britannique. La France fourmille de centaines d’ateliers du même type. Le triangle d’or situé au nord de la capitale entre Aubervilliers, Saint-Denis et La Courneuve en cache à lui seul des dizaines. Ils sont, loin s’en faut, clandestins. Ils agissent en toute tranquillité car le président et son gouvernement ont décidé de ne consacrer que 2 347 agents au contrôle des conditions de travail des 25,5 millions de salariés des 250 000 entreprises de notre pays, et favorisent ouvertement l’auto-entreprenariat et sa précarité. Cette politique mise en œuvre au plus haut niveau libère tous ceux qui veulent en tirer profit. Ainsi l’ex-honorable La Redoute vend-elle les produits Boohoo. Et quand le scandale de l’exploitation fait une timide percée au grand jour, les uns et les autres s’empressent de faire porter le chapeau au fournisseur, qui se retourne vers le fabricant, nouveau kapo d’un système qui dévore des hordes de précaires aux abois et de migrants avec ou sans papiers. Mais attention ! Ces exploiteurs des temps modernes ont leurs œuvres ! Boohoo a lancé une petite ligne de vêtements caritatifs dont les bénéfices vont... à la Croix rouge. Une largesse insensible pour le groupe qui a porté ses marges brutes à 54 % et augmenté ses bénéfices de 44 % en pleine pandémie, surfant sur les désirs d’achat sans fin des fashion-victimes et les fermetures forcées des magasins. Comment faire face à cette machine infernale qui épuise des vies et la nature [3] et dont le consommateur devient lui même le complice ? La résistance sociale bien sûr. Celle des travailleurs pour imposer des salaires et des conditions de travail décents. Mais le consommateur ne doit-il pas être aussi une vigie sociale ? Pourquoi n’exigerait-il pas que figure sur les étiquettes du produit le prix net du travail horaire de celle ou celui qui l’a fabriqué, que ce soit en Angleterre, en France ou au Bangladesh ?

Notes :

[2Voir le film de Ken Loach Sorry we missed you (Désolé on vous a manqué).

[3Pour produire une tonne de viscose composant des vêtements bon marché, on pollue 200 tonnes d’eau.