Allons au café

par JEROME LEROY
Publié le 31 décembre 2019 à 02:02

On sait l’importance des cafés, des bistrots, des estaminets dans notre imaginaire. Ils sont le lieu de la rencontre amoureuse, de l’attente, du repos, du complot, de la naissance des mouvements littéraires ou politiques. Ils sont parfois même le lieu du meurtre : règlement de comptes entre truands, crime passionnel ou assassinat politique qui change la face de l’histoire.

Didier Blonde, écrivain délicat et érudit précieux se fait dans Cafés, etc. tour à tour ethnologue, mémorialiste, espion sentimental et nostalgique, chasseur d’instants, et subtil docteur ès atmosphères pour rendre compte de son importance dans nos vies et notre mémoire commune par un livre qui tient de la chronique sentimentale autant que de la méditation soyeuse.

C’est qu’il a compris que, dans le café, le temps s’écoule différemment, que ce lieu appartient à une autre dimension, qu’il est un paradoxe permanent puisqu’on peut y chercher aussi bien la solitude que la rencontre, le moment du retour sur soi que celui de la fraternité du zinc, autour de ce qu’Antoine Blondin, saint-patron de tous les débits de boissons passés et à venir, nommait joliment «  les verres de contact  ». Didier Blonde, qui nous avait naguère gratifiés d’un Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature, fait partie de ceux, écrivains comme lecteurs, pour qui l’imaginaire est aussi réel que le réel.

On pouvait grâce à lui deviner la silhouette massive de Maigret au 132, boulevard Richard-Lenoir, espionner la méditation amoureuse d’Aurélien sur le masque de l’Inconnue de la Seine dans une garçonnière du Quai de Bourbon ou encore, toute honte bue, se faire le voyeur des étreintes d’Esther, alias la Torpille, avec Lucien de Rubempré, dans un immeuble de la rue Taitbout (numéro non précisé).

On ne sera donc pas étonné, ici, de son aveu inaugural : «  J’entre dans un café comme dans un roman.  » Et, de fait, à travers une série de petites vignettes ciselées, nous sommes invités à contempler le ballet gracieux d’une jeune serveuse dont le ticket de caisse nous apprend qu’elle s’appelle Marta, à réfléchir au choix stratégique et parfois inconscient de la chaise, de la banquette ou du comptoir, ce qui nous permet d’apprendre que l’auteur souffre du complexe d’Al Capone : « On ne sait jamais ce qui peut sortir derrière soi. Côté banquette, toujours, pour garder le dos au mur. »

Ne pas oublier, cependant, qu’un café est aussi un endroit pour boire, même très modestement, un verre d’eau. Et Didier Blonde, pourtant assez peu revendicatif de rappeler : «  Vous y avez droit. On vous en servira un pour rien, au comptoir, avec une heure pour le boire, montre en main, comme le rappelle la loi, et avec les mêmes égards que si vous commandiez une coupe de champagne (n’y revenez quand même pas trop souvent).  » Ensuite, il sera temps de suivre André Breton rencontrant Nadja au Wepler, Maigret et ses demis à la Brasserie Dauphine, Jaurès assassiné au Café du Croissant, une retrouvaille avec une femme perdue de vue depuis vingt ans, un couple de lycéens de Jacques Decour, aux Oiseaux (12, place d’Anvers, dans le 9ème).

Si vous deviez vous perdre dans cette errance délicieuse entre réalité et fiction, aperçus littéraires et rappels de faits divers sanglants sur fond de percolateurs sifflants, sachez que c’est volontaire de la part de Didier Blonde et que l’«  index des cafés cités  » n’est là que pour vous égarer un peu plus.

Celui qui a sans doute le mieux compris l’importance du café dans l’identité européenne, c’est le philosophe Georges Steiner. « Les cafés caractérisent l’Europe. Ils vont de l’établissement préféré de Pessoa à Lisbonne aux cafés d’Odessa envahis par les gangsters d’Isaac Babel (…). Aussi longtemps qu’il y aura des cafés, la notion d’Europe existera ». Nos difficultés continentales, ces temps-ci, seraient-elles dues à cette raréfaction du café dans nos villes et même dans nos campagnes ? À la forme mutante qu’ils prennent comme dans les Starbucks Coffee où, s’amuse tristement Didier Blonde, on en arrive à vous demander votre prénom pour l’inscrire sur votre gobelet, ajoutant la familiarité malvenue à la rupture de ce pacte implicite d’anonymat entre le client et le patron du bistrot ?

l Derniers ouvrages parus : Lou, après tout, tomes 1 et 2 (Syros )