Abus de langage

par JEROME LEROY
Publié le 19 avril 2019 à 16:49

Il y a quelque chose de frappant dans les démocraties libérales qui règnent sur la presque totalité de la planète. Elles se présentent comme les seuls régimes garants des libertés individuelles. Elles prennent pourtant à l’occasion des formes bien étranges. Elles s’accommodent de gouvernements fascisants comme en Hongrie ou en Italie. Elles s’accommodent même de dirigeants paranoïaques et légèrement débiles comme Trump et Bolsonaro.

En fait, c’est parce qu’il faut comprendre que dans « démocratie libérale », ce qui est important, ce n’est pas « démocratie », c’est « libéral ». Le capitalisme s’adapte à n’importe quel régime pourvu qu’on lui laisse faire son business tranquillement. On ne va pas se fâcher avec des partenaires commerciaux, surtout s’ils garantissent de beaux dividendes. En revanche, un type comme Maduro, héritier de Chavez qui redistribuait les richesses à sa population en la soignant et en l’alphabétisant, ça, ce n’est pas tolérable pour nos démocrates. Mais il a été élu démocratiquement, Maduro, pourtant ? Mais non, vous n’avez pas compris, le démocrate, c’est l’autre, le jeune Guaido qui s’est autoproclamé président par intérim et se livre à un putsch au ralenti sous le regard bienveillant des USA et de l’UE.

L’autre caractéristique de nos démocraties libérales qui a quelque chose d’inquiétant, ces dernières semaines, c’est qu’elle ne pardonne jamais, ô grand jamais, à ceux qui ont osé l’attaquer. Deux noms sont apparus dans les journaux pour nous rappeler que la vengeance est un plat qui se mange froid pour ces démocrates avec des griffes.

Le premier est celui de Cesare Battisti. Ancien de la lutte armée italienne, auteur de polars, il a été arrêté en Bolivie et extradé vers l’Italie après une cavale de près de quarante ans. Il est accusé d’avoir commis quatre crimes dans les années 70. Devant ses juges, il les a reconnus et a rajouté qu’il avait menti aux gens qui l’avaient soutenu pendant son exil de 14 ans en France, entre 1990 et 2004. Cela a fait rire cyniquement la droite et même une partie de la presse sociale-démocrate.

J’ai fait partie de ses soutiens au moment où la France a parlé de l’extrader en Italie. A vrai dire, mon problème n’était pas alors de savoir si Battisti était coupable ou pas. C’était que la France, vis à vis de ces soldats perdus de la lutte armée, appliquait « la doctrine Mitterrand » : elle accordait l’asile politique aux « Italiens » à condition qu’ils renoncent au terrorisme, ce qu’a fait Battisti. Et voilà que la France manquait à sa parole. La suite, c’est la fuite de Battisti au Brésil puis, lors de l’élection de Bolsonaro, en Colombie où il a été finalement arrêté. Il va probablement terminer sa vie en prison pour des crimes commis il y a des décennies. Encore une fois, même coupable, le problème posé par Battisti reste entier. C’est le refus du pardon, c’est l’idée assez terrifiante d’une vengeance sans fin contre ceux qui se sont opposés, même sous des formes contestables, au capitalisme.

Le second cas est celui de Julian Assange. L’homme qui a créé Wikileaks, et a révélé tant de scandales à propos des paradis fiscaux ou de la surveillance généralisée exercée par les démocraties sur ses citoyens au nom de la guerre contre le terrorisme, s’est retrouvé dans une situation kafkaïenne. Pendant sept ans, il a été contraint de rester cloîtré dans l’ambassade de l’Équateur à Londres, avec la police anglaise qui faisait le pied de grue. Sept ans dans quelques mètres carrés. Rien n’a jamais été prévu pour protéger ceux qu’on appelle les lanceurs d’alerte, encore aujourd’hui. Et finalement, Julian Assange été arrêté, l’Équateur l’ayant lâché, la semaine dernière.

On a vu cet homme prématurément vieilli, avec une longue barbe blanche, emmené les menottes aux poignets. Son seul crime, à lui : avoir révélé des vérités que ces fameuses démocraties libérales voulaient garder secrètes. Autant dire que le mot « démocratie » employé par les capitalistes relève de plus en plus d’un formidable abus de langage…

Dernier livre publié : Nager vers la Norvège (La Table Ronde).