Bossuet et Lénine pour les nuls

par JEROME LEROY
Publié le 6 décembre 2019 à 09:41

Il y a des moments comme ça où les citations toutes faites finissent par me fatiguer au plus haut point. Par exemple, celle de Bossuet mise à toutes les sauces du ragoût médiatique : «  Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes.  » Celle-là, sérieusement, elle commence à s’user, surtout quand on peut penser que les trois quarts des commentateurs qui se croient autorisés à l’employer n’ont manifestement jamais lu Bossuet ni même cru en Dieu.

Parce que si vraiment ces chiens de gardes des plateaux télé veulent un supplément d’âme culturel pour briller en société, ils feraient mieux par exemple de citer ce Bossuet-là : «  Si l’on n’aide pas le prochain selon son pouvoir, on est coupable de sa mort, on rendra compte à Dieu de son sang, de son âme, de tous les excès où la fureur de la faim et le désespoir le précipitent. »

Évidemment, c’est un peu plus précis qu’une idée générale. Il est vrai que le titre du texte disait déjà tout : Sermon sur le mauvais riche. Comment le riche pourrait-il être mauvais ? Depuis Macron, le riche a le droit à des éloges universels qui auraient même semblé un peu fort à un dignitaire soviétique de la grande époque et il est devenu la plus intouchable des créatures. Aucun journaliste n’oserait citer non plus le Bossuet qui fit le Panégyrique de Bernard de Clairvaux sur la vanité d’accumuler des fortunes quand tout peut s’arrêter demain : «  Cette heure fatale viendra, qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence ; la vie nous manquera, comme un faux ami, au milieu de nos entreprises. Là tous nos beaux desseins tomberont par terre ; là s’évanouiront toutes nos pensées. Les riches de la terre, qui, durant cette vie, jouissent de la tromperie d’un songe agréable, et s’imaginent avoir de grands biens, s’éveillant tout a coup dans ce grand jour de l’éternité, seront tout étonnés de se trouver les mains vides… »

L’autre citation que les mêmes messieurs ou mesdames Prud’homme, dans leur sagesse de bazar et leur fausse érudition, aiment ressortir dès que l’on critique nos institutions, notre vie politique et la confiscation chaque jour plus évidente opérée sur la volonté populaire qui compte pour rien dans les grands desseins supranationaux et technocratiques, c’est la phrase de Churchill : «  La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. » Ce qui veut dire, en gros, tais-toi et n’envisage même pas qu’une démocratie puisse être autre chose que ce pur spectacle médiatique interrompu tous les deux ou trois ans par des élections qui prennent bien soin, par leur mode de scrutin, de représenter le moins possible l’état réel des forces dans le pays. Mais cela suffira à légitimer à peu près tout et n’importe quoi, par exemple à propos de la retraite par points dont Macron dit qu’elle était dans son programme pour lequel les Français ont voté en l’élisant, oubliant qu’il fallait surtout battre Marine Le Pen.

La démocratie en action, vivante, n’est-elle pas plutôt celle qui va se mettre en branle le 5 décembre dans une grève exprimant le refus de la fatalité ? Ou voulez-vous vraiment me faire considérer comme démocratique, au hasard, un système qui permet la défiscalisation pour ne pas dire l’évasion fiscale, de dizaines de milliards et qui explique que l’État providence, ça coûte trop cher. Que les allocations pour le logement, les services publics dans les petites villes (et même dans les grandes), le départ à la retraite à soixante ans, faire rouler des trains sur les petites lignes plutôt que des bus au diesel, augmenter les salaires alors que la part des bénéfices qui revient au capital par rapport au travail est toujours plus forte, tout ça c’est impossible parce que « ça coûte trop cher » ? Ou me faire considérer comme démocratique la dernière année de répression policière sur les GJ pour casser le mouvement, une répression qui n’a rien à envier aux flics de Hong Kong ou du Chili ? Moi, je veux bien que les chiens de garde citent Bossuet et Churchill, mais hélas, «  les faits sont têtus ». Et ça, c’est de Lénine.

l Derniers ouvrages parus : Lou, après tout, tomes 1 et 2 (Syros )