C’était écrit : un bonheur insoutenable

par JEROME LEROY
Publié le 13 septembre 2019 à 12:19

Il y a parfois, dans la chaleur de l’été, un moment où, à la lecture d’un article de presse à l’air anodin, une sueur glaçante vous sort de votre léthargie bienheureuse. Il suffisait, par exemple, d’ouvrir Le Monde du 10 août dans les pages intérieures. Titre de l’article : « L’État se met aux sciences comportementales ».

Sous titre : « Par l’incitation douce, le gouvernement cherche à concevoir des politiques sans contraintes ni sanctions. » Dit comme ça, ça fait rêver et puis l’angoisse se fait jour à l’idée de transformer le gouvernement des peuples en une science exacte. Sous le macronisme, qui cherche à mettre les citoyens aux normes libérales de la compétition incessante et de la guerre de tous contre tous, il est vrai que la contrainte a jusque-là été tout sauf douce.

Demandez par exemple aux Gilets jaunes ce qu’ils ont pensé des LBD, des grenades de désencerclement, des comparutions immédiates et autres gardes à vue préventives. C’est tout de même très voyant, au point de se faire rappeler à l’ordre par l’ONU ou les associations des droits de l’homme comme pour une vulgaire dictature. L’idéal aurait été de persuader sans s’en rendre compte les Gilets jaunes que la politique de creusement des inégalités, en fait, c’était bien pour eux.

Évidemment, il aurait fallu utiliser des gens un peu plus fins et moins méprisants que les Castaner et autres Griveaux. Le gouvernement, nous dit l’article du Monde, songe donc au« nudge ». C’est une technique qui vise à modifier le comportement du citoyen et donc à « pousser les gens à choisir l’option que l’on juge préférable » comme l’explique un professeur de psychologie. Hérité du marketing, le « nudge » a été appliquée en politique dès Blair et Obama mais constate l’article, « La France a du retard ».

Personnellement, on souhaiterait qu’elle le garde, ce retard. Bien sûr, on peut se servir du « nudge » pour la bonne cause. Par exemple, pour vous convaincre de manger plus équilibré à la cantine : frites et dessert sucré vous tentent à chaque fois ? Vous pourriez essayer de contrôler vos appétits mais on peut aussi vous inciter en modifiant « l’architecture de vos choix »  : on mettra en évidence les fruits et les légumes et on placera les desserts plus sucrés à l’arrière de l’étal pour vous faciliter les choses, sans que vous vous en rendiez compte.

Bon, admettons, mais les techniques du « nudge » pourraient, sur le même modèle, parvenir à ce que les gens pensent que la retraite par points voulue par le gouvernement pour remplacer la retraite par répartition serait finalement le choix le plus rationnel. Ou que la rémunération des actionnaires est normale dans une économie qui va bien. Ou que la réforme du bac de Blanquer n’est pas une usine à gaz pour faire des économies mais qu’elle est uniquement voulue dans l’intérêt des lycéens.

« Ces techniques peuvent inquiéter. Mais on ne veut pas faire le bonheur des gens malgré eux. Il faut donc que la démarche soit parfaitement partagée, transparente » dit dans cet article Stéphane Giraud qui est déjà chargé de l’application du « nudge » au gouvernement pour la transition écologique. On veut bien le croire, mais il n’en a pas l’air bien convaincu lui-même. Adieu la responsabilité, la lucidité et le libre arbitre, bonjour la manipulation, « l’incitation douce ».

L’idée n’est pas neuve et des écrivains de science-fiction l’avaient déjà imaginée. Dans un roman d’Ira Levin sorti en 1970, au titre révélateur, Un bonheur insoutenable qui imaginait une société totalitaire, on pouvait lire : « Pourquoi la Famille ne peut-elle pas prendre ses décisions elle-même ? demanda Copeau. Wei mâcha et avala : « Parce qu’elle n’en est pas capable. Pas capable de le faire raisonnablement, pour être plus précis. » Bienvenue chez nous, camarade « nudgé », tu vas voir, tout va très bien se passer.