La vieillesse n’est pas (forcément) un naufrage

par JEROME LEROY
Publié le 7 février 2020 à 10:44

Robert Badinter, c’était l’idole de mes quinze ans, avec Gilles Perrault. Des hommes libres avec des combats courageux dans la France du giscardisme terminal qui commençait à se durcir singulièrement puisqu’il allait bien falloir plaire à ses obligés et compenser la baisse tendancielle du taux de profit en organisant le chômage de masse. Le combat commun de ces deux-là, parmi d’autres, c’était contre cette barbarie légale qu’était la peine de mort. Robert Badinter et Gilles Perrault passaient dans nos lycées, pour nous parler de Christian Ranucci ou de l’affaire Buffet et Bontems.

Dans L’Exécution de Badinter ou dans Le Pull-over rouge de Gilles Perrault, on découvrait l’horreur de ces meurtres légaux, et la honte de voir des têtes tranchées tomber dans le panier de la guillotine. En 1981, quand Badinter est nommé garde des Sceaux et abolit la peine capitale, des flics tendance Honneur de la police, viennent défiler sous ses fenêtres du ministère de la Justice, place Vendôme, en le menaçant explicitement.

Il a ce mot qui ne manque pas de panache : « S’ils rentrent, nous nous défendrons avec nos Codes civils. » Aujourd’hui, Robert Badinter et Gilles Perrault sont de vieux messieurs. Robert Badinter, en tant que Sage officiel et intouchable de la République, est venu récemment à la télé pour s’indigner de la (fausse) tête de Macron au bout d’une pique. Il vient hurler à la pulsion de mort sans même penser que cet exutoire carnavalesque est précisément une sublimation de cette pulsion de mort au sens psychanalytique du terme, une catharsis. On en pensera ce qu’on voudra, mais il vaut mieux une tête en carton qu’une vraie tête. Badinter a parlé d’une insupportable violence symbolique.

Tout est dans le « symbolique ». Mais la violence du gouvernement postdémocratique de Macron et sa police transformée en garde prétorienne, les corps mutilés des manifestants, les lois d’exception et la justice expéditive, cette violence-là, bien réelle, et qui concerne des millions de personnes réelles et non la représentation en carton d’un chef d’État qui a poussé à bout son propre pays, eh bien, elle n’existe pas pour Robert Badinter.

Des semaines et des semaines de grève, réprimées avec une brutalité sans précédent, tout un peuple qui s’insurge contre une réforme non seulement injuste mais qui préside à un véritable changement de civilisation où il va s’agir de travailler plus longtemps pour des pensions hypothétiques, où il faudra vivre jusqu’à sa mort dans l’anxiété, où jamais on n’atteindra l’espérance d’un loisir heureux et mérité qui ressemble à la manière dont Marx rêvait la société réellement communiste dans L’ Idéologie allemande : « Chasser le matin, pêcher l’après-midi, m’occuper d’élevage le soir et m’adonner à la critique après le repas, selon mon envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »

Oui, elle est là, l’insupportable violence symbolique, dans cette perspective qui menace de s’évanouir sous nos yeux. Qu’on ne me raconte pas que la vieillesse est un naufrage. Grâce à Serge Quadruppani, auteur de romans noirs mais aussi d’essais sur la manière dont le capitalisme conduit le monde à sa perte, notamment environnementale, il se trouve que j’entretiens des relations amicales avec Gilles Perrault. Gilles Perrault, c’est toujours avec la même lucidité qu’il ne s’est jamais trompé de combat, tout au long de son existence (anti-impérialisme, abolition de la dette du tiers monde, fondation de Ras l’front, j’en passe et des meilleures).

Par exemple, Gilles Perrault sait encore et toujours ce qu’est un gréviste qui arrête la grève parce que le frigo est vide, un Gilet jaune avec un œil en moins, une famille de migrants en rétention administrative victime de la circulaire Collomb ou un zadiste qui empêche la destruction d’espaces agricoles à cause de grands projets coûteux, inutiles sinon pour enrichir quelques grands groupes du BTP. Un zadiste qui en meurt, comme Rémi Fraisse en 2014 sur le barrage de Sivens. Je ne parierai pas que ce soit encore le cas de Robert Badinter. Et c’est bien dommage.