Louis Guilloux, l’irrécupérable

par JEROME LEROY
Publié le 3 mai 2019 à 12:38

Avec la parution de L’Indésirable (Gallimard, 2019), un manuscrit inédit retrouvé, on reparle un peu de Louis Guilloux (1899-1980) et c’est tant mieux. Parce qu’il y a tout de même quelque chose de profondément injuste àvoir un écrivain majeur du siècle dernier aussi peu lu. Ses livres sont pourtant disponibles, on trouve Le Sang noir en Folio et La Maison du peuple en Cahiers rouges chez Grasset. Il y a même eu un volume dans la collection Quarto de Gallimard en 2009, cette antichambre de la Pléiade. Et pourtant, par un phénomène mystérieux, Louis Guilloux, on n’y pense pas.

Libertaire, révolté, Guilloux reste, au bout du compte, d’une immense compassion derrière la férocité avec laquelle il a pu peindre, dans Le Sang noir, son chef-d’œuvre de 1935, le destin de Cripure, professeur de philo génial et méconnu, humiliépar ses élèves et ses collègues, dans une ville bretonne jamais nommée mais oùl’on reconnaît Saint-Brieuc. Ce roman monstre qui se déroule en 1917 sur une seule journée, comme l’Ulysse de James Joyce, a pour ébauche cet Indésirable qui sort aujourd’hui et qui avait été refusé par les éditeurs. Ils avaient sans doute bien fait àl’époque et d’ailleurs leurs refus étaient accompagnés de compliments sincères. Le lecteur y trouvera d’emblée la figure centrale de l’œuvre de Louis Guilloux, celle de l’indésirable, précisément.

Au pluriel, les indésirables sont les prisonniers enfermés dans un camp de Belzec, en fait Saint-Brieuc, pendant la Première Guerre mondiale. Réfugiés politiques, ces indésirables seront une préoccupation constante de Guilloux,qui s’occupera par la suite de l’accueil des réfugiés de la guerre d’Espagne, fera partie du Comitédes écrivains antifascistes dès 1935 et après-guerre sera chargéplusieurs fois de mission par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Mais l’indésirable, au singulier, c’est aussi celui qui est rejeté avec violence, comme un corps étranger, par la communautéàlaquelle il appartient et dont il ne veut pas jouer le jeu. Dans L’Indésirable, c’est un professeur d’allemand pétri d’humanisme qui sert d’interprète, monsieur Lanzer, préfiguration de Cripure dans Le Sang noir. Guilloux n’est jamais là où on l’attend. Il fait paraître son premier livre en 1927, La Maison du peuple, en grande partie autobiographique. On veut déjà voir en lui un auteur populiste. À l’époque, le mot n’avait que des connotations littéraires. Camus, grand ami de Guilloux, a donné une belle préface àla réédition de La Maison du peuple en 1948. Dans ce livre, Guilloux décrit la vie rude des ouvriers et des artisans de Saint-Brieuc, au début du XXe siècle. Oui, mais voilà que Louis Guilloux récuse aussitôt cette étiquette de populiste qui aurait pu lui assurer une rente de situation et donne Le Sang noir, chef-d’œuvre dostoïevskien qui fait de son auteur, en quelque sorte, un des grands romanciers russes de langue française.

La cause de cette farouche indépendance est sans doute àchercher dans sa rencontre, alors qu’il était surveillant de lycée àSaint-Brieuc, avec le philosophe Georges Palante, ressuscitépar Michel Onfray qui voit en lui l’archétype du « nietzschéen de gauche ». Georges Palante est, pour l’essentiel, le modèle de Cripure. Comme le Bardamu de Céline, comme les personnages de Simenon ou comme le Meursault dans L’Étranger de Camus, ce philosophe aussi irrécupérable que Diogène est un homme seul d’une solitude radicale, cet homme seul qui est une figure nouvelle du roman au XXe siècle.

Romancier de l’arrière, comme il y a eu des romanciers du front, Louis Guilloux est celui qui, dans L’Indésirable, montre que la guerre est un fait total dont nous ne sommes jamais vraiment sortis. Son intrigue pourrait aussi, avec une histoire de détournement d’héritage, être une histoire simenonienne, mais Guilloux, déjà, en tire des conclusions d’une toute autre ampleur et nous dit de manière admirable et déplaisante que le sordide et le sublime se côtoient en nous à tout instant pour mieux former le tissu même de notre humaine condition.