Mort du dimanche, dimanche de la mort

par Franck Jakubek
Publié le 7 juin 2019 à 15:44

Une info est un peu passée inaperçue avec les élections européennes : le licenciement de deux salariées de la grande distribution qui ont refusé de travailler le dimanche. S’il devait être confirmé, il marque le point final de la victoire d’une bataille depuis longtemps entamée : tuer le dimanche. La loi nous avait pourtant promis que ce travail dominical ne serait que sur la base du volontariat. Macache bono ! Quand on a mis un doigt dans l’engrenage, c’est tout le bras qui y passe.

D’ailleurs, elle est passée où Pénicaud ? Vous savez, la ministre du Travail ? Mais pourquoi n’est-on pas étonné ? On sait depuis Marx que le capitalisme se manifeste par une formidable unification des modes de production qui fait disparaître la figure du monde dans une galerie marchande planétaire où on ne fait que consommer et même, paupérisation durable aidant comme le montrent les Gilets jaunes, juste rêver de consommer.

Qui peut tomber amoureux, se réciter un poème, penser à ses proches, bref redevenir un être humain dans des endroits comme les magasins de meubles en cuir, les restaurants rapides, les multiplex cinématographiques ? Cette unification de l’espace est effective partout en Occident. On pourra lire pour s’en convaincre les œuvres de J.G. Ballard, grand peintre de cette posthumanité qui habite dans les pseudo-villes rurbanisées, l’essentiel de sa vie sociale se résumant à croiser un voisin dans des rues identiques et des centres commerciaux climatisés qui ressemblent à des aéroports d’où ne partirait jamais aucun avion. On s’étonne ensuite que ces non-lieux comme les ronds-points aient été réinvestis par les barbecues des Gilets jaunes, histoire de créer enfin du lien, histoire enfin d’habiter vraiment ces espaces sans âme.

Construire une société où l’idée de la liberté se résume à celle de consommer

Mais ce que veulent nos néo-libéraux, c’est que cette unification de l’espace se double d’une unification temporelle. La fin voulue du dimanche n’est pas là pour relancer on ne sait quelle hypothétique croissance, on ne sait quel pouvoir d’achat anémique pour les précaires qui trouveront de quoi augmenter une paie étique en souriant au consommateur du dimanche déculturé par des années BFM et qui demandera pour la dixième fois si on peut payer en mille fois sans frais cette perceuse à percussion centrale : il faut, en effet, occuper les heures de l’après-midi étant donné que le zapping des quatre cents chaînes du câble n’a rien donné. Construire une société où l’idée de la liberté se résume à celle de consommer, y compris le dimanche et les jours fériés, voire surtout le dimanche et les jours fériés, n’est pas un petit changement.

C’est quand même soumettre la vie de ceux qui travailleront et de ceux qui ne travailleront pas à un temps marchand qui n’a rien à voir avec celui de l’amour, de la famille, de l’amitié, de la réflexion et du repos, Dieu lui-même ayant montré l’exemple dans la Genèse. Non, la mort voulue du dimanche est le désir totalitaire d’en finir avec un temps qui échapperait aux rapports de production, un temps fait pour la lecture, le bricolage, l’amour, la pêche à la ligne, le repas de famille, un temps profondément libéré, un temps libre au sens premier du terme. Le désir d’en finir avec cet îlot hebdomadaire qui est toujours un repère dans le fleuve identique des jours aliénés.

On s’est déjà, dans notre pays, attaqué aux fêtes, on a voulu tuer la Pentecôte et on y est presque arrivé. Macron a eu des envies d’en faire sauter une autre puis a renoncé de peur de sauter lui-même. Qui ne ressent pas une légère obscénité à voir des enseignes ouvertes un 11 novembre, par exemple et à l’idée d’aller manger des hamburgers sur le cadavre des Poilus pour célébrer la flexibilité du travail ? A part les communistes et quelques cathos, ça ne fait pas grand monde mais, une fois encore, ils sont sur la même ligne de feu pour contrer la tranquille barbarie de la marchandise souveraine.

  • Dernier livre publié : Nager vers la Norvège (La Table Ronde)