Oublier les gilets jaunes, vraiment ?

par JEROME LEROY
Publié le 2 février 2019 à 15:19

Dans ses Commentaires sur la société du spectacle qui ont plus de trente ans, Guy Debord remarquait déjà : « Le gouvernement du spectacle, qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme il est maître incontrôlé des projets qui façonnent le plus lointain avenir. » On ne pourra que constater, encore une fois, la justesse du penseur situationniste.

Quand on a suivi le mouvement des Gilets jaunes et qu’on a voulu vérifier ses intuitions après des conversations sur un rond-point, on a forcément été amener à faire un abus de chaînes d’infos continues qui nuisent gravement à la santé. C’est que l’apparition des chaînes d’infos continues puis celle des réseaux sociaux puis la merveilleuse communion des deux se sont définitivement substituées au réel et ont modifié notre « perception », aurait dit Debord. Il est et il sera désormais impossible de démêler le vrai du faux. Pour s’informer, c’est-à-dire pour se renseigner sur le réel, il restera seulement, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, la fiction et la poésie. Les Gilets jaunes et leur neutralisation en cours par le gouvernement ?

Voyez le Rimbaud des Illuminations :« Nous massacrerons les révoltes logiques. (...) Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ». Un vrai programme présidentiel !

Gilets jaunes en manifestation à Lille le 12 janvier 2019. Photo Marc Dubois
© photo Marc Dubois

Les Gilets jaunes auront au moins eu un avantage : rappeler à quel point le mépris de classe se porte bien et se mue très vite en une haine de classe. Elle est le fait d’un prisme politique très large, qui va de droite à cette partie de la gauche passée avec armes et bagages au macronisme dès le premier tour de 2017. Il faut se rappeler toujours le Flaubert de la Commune qui se met à vouloir fusiller de l’ouvrier à tour de bras alors qu’on le pensait contempteur de la bêtise bourgeoise. C’est soit par bêtise d’ailleurs, soit par cynisme, soit par un mélange des deux, qu’on ne ne cesse d’accuser, du côté de la domination, les GJ d’antisémitisme, de complotisme, de soralisme, en gonflant goulument le rôle de quelques imbéciles qui seraient des « leaders ». Ces mêmes accusateurs, de surcroît, ne cessent de faire des procès en sorcellerie pour complicité avec le Rassemblement national à tous ceux qui soutiennent, même d’un soutien critique, ce mouvement. Ces gens-là, ce sont pourtant eux, depuis des années, les principaux fourriers du vote RN.

Mais encore une fois, les plus cyniques d’entre eux ne rêvent que de ça : la disparition de la gauche de transformation et un paysage politique limité à l’affrontement artificiel entre un protofascisme populiste et tribunicien, et eux, les bourgeois ou petits-bourgeois vaguement éclairés, le sel de la terre, mais qui ne sont en fait que des larbin un peu moins mal rémunérés que les autres par le capital, qui sont un peu plus près de la table du festin pour manger les miettes dans la main de leurs maîtres.

Bien entendu, comme ils sont les bons et les autres les méchants, ils gagneraient toujours à la fin et sauveraient la République chaque semaine, à heure fixe, depuis un compte Twitter ou Facebook et tous les cinq ans aux élections présidentielles avec des taux d’abstention de plus en plus importants. Au-delà des Gilets jaunes, de leurs revendications sociales plus que légitimes quand on prend connaissance du dernier rapport Oxfam sur la répartition des richesses, ce mouvement nous a posé, nous pose à tous des questions toutes simples. Aujourd’hui, si on compare à la situation trente ans plus tôt, qui a confiance en l’avenir ? Qui se sent protégé ou même pris en compte ? Qui a moins peur pour lui ou ses enfants ? Il est hélas facile de répondre : à part une minorité d’ultra-riches, personne. A nous, donc, d’en tirer les conséquences.

Dernier livre publié : La petite gauloise (Manufacture de livres).