Pour saluer Simenon

par JEROME LEROY
Publié le 15 mars 2019 à 18:30

Ce qui définit un grand écrivain est le fait que son œuvre se prête à un discours inépuisable, à des analyses qui se renouvellent de générations en générations. Ainsi en va-t-il encore et toujours pour Simenon qui est mort il y a juste trente ans. Ainsi en va-t-il pour le mystère Simenon, le phénomène Simenon, le monstre Simenon, protéiforme et insaisissable à force de surexposition dans l’extrême célébrité.

C’est Guy Debord qui remarquait d’ailleurs que dans un monde spectaculaire, il y a deux façons de se cacher, soit dans la clandestinité soit dans la présence permanente, la starification. Et Simenon fut un des pionniers de cette dernière, sachant se faire un formidable promoteur de lui-même et de sa légende. Un épisode parmi d’autres ? Le lancement de la série des Maigret en 1931 à la Boule Blanche, un cabaret de Montmartre où se côtoyèrent dans une nuit folle les marlous, les flics et les strip-teaseuses.

Simenon, c’est évidemment Maigret. Pour Maigret, tout commence par une silhouette. Une silhouette massive, un peu pataude avec ces accessoires du monde d’avant que sont la pipe et le chapeau. Il a consacré à ce personnage plus d’une centaine d’aventures entre 1931 et 1972, entre Pietr le Letton et Maigret et Monsieur Charles. Parfois, la silhouette a pris le visage de Michel Simon, Harry Baur, Jean Gabin, Jean Richard ou Bruno Crémer pour s’incarner sur les écrans, grands et petits. Quarante ans de carrière et, finalement, pas une ride. C’est le même destin que Tintin, l’autre grand héros universel donné par la Belgique au monde. Le commissaire Maigret semble vivre dans un présent perpétuel. C’est un homme mûr depuis toujours, pas très loin de la retraite. Il habite boulevard Richard Lenoir. Il a une femme fidèle, aimante, bonne cuisinière qui ne lui a pas donné d’enfant. C’est son drame secret, sa fêlure intime. Il en parlera parfois à mi-mots, au moment de Noël ou quand il sera confronté à des jeunes gens en rupture de ban qui ont parfois fait de grosses bêtises et se retrouvent dans la cellule des condamnés à mort.

Maigret a en commun avec les grands personnages du roman policier une aptitude à être à l’aise partout, dans tous les milieux. Cette mobilité sociale donne au lecteur l’impression que notre monde repose d’abord sur l’hypocrisie car ce que découvre Maigret, tel un prêtre qui entend les confessions, c’est que le malheur, les secrets de famille, les envies de meurtres, les jalousies irrévocables sont les mêmes sous les ors des ministères et dans les hôtels meublés pour les grands brûlés de l’existence.

En inventant Maigret, Simenon invente cependant un nouveau type d’enquêteur et par là même un nouveau type de roman policier. Maigret n’a pas de loupe mais il n’a pas non plus de pistolet, ou s’il en a un il ne le sort qu’exceptionnellement, et au début de sa carrière. Sa méthode, aussi, est radicalement nouvelle. Maigret se laisse impressionner, au sens photographique du terme. Il s’imprègne en douceur, il tutoie les atmosphères, il se fond dans les milieux où l’amènent ses enquêtes, il ne juge jamais, il a même tendance à comprendre les coupables pour mieux les confondre. C’est que Maigret a compris à quel point la frontière est mince entre l’honnête homme et l’assassin.

Cette vision du monde persiste dans ce que Simenon a appelé ses « romans durs », ceux où Maigret n’intervient pas. L’être humain apparaît alors pleinement pour ce qu’il est aux yeux de l’écrivain admiré par Gide : un solitaire, un homme sans attaches, sans engagement, un homme aliéné, aurait dit Marx, et un homme qui est incapable de penser cette aliénation. Simenon n’avait aucune conscience politique. Il n’empêche que ses personnages, malgré lui, apportent au lecteur d’aujourd’hui un formidable exemple de ce qui arrive à ceux, dans une société capitaliste, qui oublient de se révolter.

Dernier livre publié : La petite gauloise (Manufacture de livres).