Revenir en enfer

par JEROME LEROY
Publié le 20 septembre 2018 à 16:11 Mise à jour le 1er janvier 2019

C’est souvent en ces périodes de rentrée que depuis des années, depuis toujours peut-être, j’ai l’impression de revenir en enfer. On pourrait penser que l’âge accentue cette sensation. C’est possible. C’est une erreur commune de croire que vieillir tannerait le cuir. On cache mieux ses blessures, c’est tout.

Mais tout de même, il faut bien reconnaître que l’enfer en question est de plus en plus mal climatisé, qu’il est plus difficile d’avoir vingt ans aujourd’hui qu’il y a une génération. Je ne vais pas faire l’énumération de tout ce qu’aujourd’hui, on présente, par exemple à la jeunesse, comme de magnifiques avancées dans l’autonomie, qui sont en fait d’humiliantes régressions. Beaucoup préfèrent le croire, sinon ce serait insoutenable et les médias les y aident beaucoup. « Les jeunes plébiscitent la colocation. » Mais bien sûr, c’est bien connu, tous les jeunes sont fouriéristes, aucun n’a envie de se retrouver seul avec son amoureux ou son amoureuse, de prendre le petit déjeuner en tête à tête et de s’envoyer en l’air à l’heure qui lui plait dans la cuisine, la salle de bain ou le placard à balais sans qu’on frappe à la porte pour demander où est la clef du local à poubelles.

Et la colocation, comme le blablacar, comme les bus et les trains low-cost , tout ça est présenté comme « un choix de vie » qui n’aurait rien à voir avec une paupérisation généralisée, une précarité institutionnalisée jusque dans le travail où il est devenu normal que le salariat, qui était déjà une belle saloperie, soit remplacé par l’auto-entrepeneuriat, cette invention ultralibérale qui fait de la même personne un prolétaire et un patron, et de tous les autres auto-entrepreneurs des concurrents.

Mais non, là aussi, on en arriverait, en écoutant certains intéressés, à croire que c’est un choix, et même un choix épanouissant alors qu’ ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé » et « qu’ ils n’en ignorent que la révolte. »

Evidemment, la jeunesse n’est pas seule visée et le même phénomène s’applique à toutes les classes d’âge et pratiquement toutes les classes sociales qui se persuadent que les arbitrages économiques qu’elles font dans la vie procèdent de choix et non du fait qu’elles vivent moins bien que la génération précédente : « Les Français préfèrent les séjours courts » signifie, par exemple, qu’ils n’ont plus les moyens de prendre trois semaines de vacances d’affilée ou que les nouvelles formes d’organisation du travail les empêchent de rêver trop longtemps, des fois qu’il leur vienne des idées : ne pas revenir ou foutre le feu à la boite ou casser la gueule du N+1, comme on dit de nos jours.

Cette sensation de revenir en enfer s’enrichit récemment de quelques horreurs supplémentaires. D’abord, la catastrophe écologique qui a déjà commencé et fait l’objet d’un déni spectaculaire. En ce moment, on parle un peu du climat dans les médias, mais ça passera. C’est comme les journaux féminins qui font des « spécial grosses » une fois par an pour se donner bonne conscience.

Ensuite, la fragmentation toujours plus grande des luttes contre ce talon de fer. La conscience de classe a pratiquement disparu remplacée par un communautarisme toujours plus grand avec une tendance toujours plus accrue à la scissiparité. On dirait que tout ceux qui voudraient encore faire exploser la Matrice sont dans le groupusculaire intersectionnel définitif. Inutile de dire que ça fait bien les affaires de la domination, cette inefficacité totale. « La preuve du pudding, c’est qu’il se mange » disait le camarade Engels, la preuve de cette inefficacité, c’est le succès du macronisme qui jusqu’à preuve du contraire, manœuvre comme il veut, quand il veut ; le macronisme qui « assume », -son verbe fétiche.

Je serai curieux de savoir combien accepteraient de rentrer s’ils n’étaient pas tenus par les nécessités économiques, combien continueraient à accepter l’humiliation infligée par des têtes de morts qui non seulement aménagent de façon autoritaire tous les aspects de leur vie et peuvent les joindre à tout moment, phénomène unique dans l’histoire de la servitude, mais désormais, comme l’a montré Annie Le Brun, colonisent jusqu’à leur imaginaire. Combien ne préfèreraient pas plutôt vivre comme des Solitaires de Port-Royal ou dans une communauté affinitaire à l’écart d’une société de plus en plus irrespirable, au propre comme au figuré, s’ils en avaient, simplement, les moyens ?

Je ne m’exclus pas de cette humiliation. Simplement, « Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère. » C’est Baudelaire, dans Fusées, qui conclut ainsi un fragment sur la fin du monde. La Pléiade nous indique obligeamment une variante à ce passage, précisant qu’on lit au-dessous du mot colère celui de tristesse. Si Baudelaire ne s’est pas décidé, c’est parce qu’il s’agit, sans aucun doute, de la même chose.