Rouen : la suie sur un cerisier

par JEROME LEROY
Publié le 11 octobre 2019 à 12:46

Nous mourons nus. C’est le titre de la novela de James Blish qui m’est revenu en mémoire quand j’ai appris l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. Elle a paru il y a pile 50 ans, en 1969. Il n’y a pas de hasard : elle raconte comment le monde disparaît submergé sous ses propres ordures.

J’ai vécu à Rouen les vingt-cinq premières années de ma vie. C’est une ville dont je rêve souvent la nuit alors que je ne rêve jamais de Lille où je vis depuis trente ans. Je me promène dans des rues qui ne changent pas, avec des garçons et des filles qui ne vieillissent pas.

J’y retourne, pas assez souvent. Je sais là- bas un jardin enclos, une chaise longue entre un vieux cerisier et un laurier. J’ai lu et rêvé, dans cet endroit précis, pendant des années, sous des ciels variables. Pour autant qu’on puisse parler de racines, les miennes sont là, dans cette ville gothique réputée pluvieuse où je n’ai pourtant que des souvenirs bleus et dorés.

Cet incendie, au-delà de l’inquiétude pour mes proches, m’a donné en plus l’impression que le monde, tel qu’il ne va pas, ne me laisserait plus rien de ce que j’aurais aimé en lui. Je ne vais pas énumérer ici ce qui a été perdu en route, qu’il s’agisse des paysages, des combats, d’une certaine façon de vivre ensemble (il suffit d’écouter le néo-fasciste Zemmour).

Le pire, c’est que Lubrizol n’est pas une catastrophe naturelle contre laquelle il n’y a rien à faire. Qui a par exemple entendu parler de la loi ESSOC, loi pour un État au service d’une société de confiance du 10 août 2018, « loi française visant à simplifier les relations de l’administration avec les usagers notamment via l’introduction d’un droit à l’erreur et d’un droit au contrôle des administrés » ? Sur le papier, c’est beau comme du gentil macronisme : on a le droit à l’erreur, on va assouplir un peu les règlements tatillons. C’est très bien quand on est un commerçant, ça devient problématique quand on est une usine Seveso « seuil haut » et qu’on se sert de cette loi pour contourner légalement, c’est bien ça le pire, toutes les autorités environnementales.

Et le droit à l’erreur, on a vu ce que ça donne, dans ce cas-là, depuis une semaine : 5 253 tonnes de produits chimiques ont été détruites dans l’incendie dans la nuit de mercredi à jeudi 26 septembre. On frémit à l’idée d’un droit à l’erreur pour les compagnies aériennes ou mieux, les centrales nucléaires.

Ce qui m’a aussi rappelé cette novela de James Blish, c’est la façon dont, derrière un vernis de modernité high-tech, nos sociétés libérales avancées, à force de rogner sur tous les budgets au nom d’une réduction de la dette qui est la nouvelle religion dont on ne peut ni ne doit discuter les dogmes, révèle son côte tiers- monde et l’enchaînement qui a mené à cette catastrophe.

Par exemple, la suppression des postes de contrôleurs de ces sites Seveso dans le dernier budget alors qu’ils ne sont plus actuellement que 1 300 à temps plein pour... 1 300 sites et qu’ils s’étaient mis en grève en septembre 2018 dernier dans l’indifférence générale.

Autant dire que les contrôles en la matière sont à peu près aussi fréquents que ceux de l’inspection du travail. Mais pour le côté tiers-monde, on peut aussi parler du retard à l’allumage du rectorat qui n’a donné des consignes aux chefs d’établissement qu’à 10 heures du matin le jeudi ou de la moitié des policiers présents lors de l’incendie qui sont tombés malades faute de masques adéquats.

Pour les plus anciens, ce dernier point rappellera peut-être les pompiers de Tchernobyl envoyés sans la moindre protection sur le site de la centrale. On dit souvent que Tchernobyl a marqué le début de la fin pour l’URSS. Ce ne serait pas mal, avant qu’il ne soit trop tard, que Lubrizol marque la fin d’un système qui fait de la sécurité de ses citoyens, une variable d’ajustement.

En attendant, à Rouen, mon cerisier et mon laurier sont couverts de suie. Nous mourons nus.

  • Derniers ouvrages parus : Lou, après tout, tomes 1 et 2 (Syros)