Un matin de novembre 2019

par JEROME LEROY
Publié le 2 décembre 2019 à 22:42 Mise à jour le 4 décembre 2019

C’est un réveil en France, en novembre 2019, assez tôt. Douche et thé très noir, un poème de Jean Follain. Un poème le matin, lu au hasard, m’indique la couleur de la journée. C’est mon yi-king à moi, ou ma prière laïque. Je ne mets pas la radio, même pas la matinale de France Culture,

j’ai envie pour une fois de déjeuner en paix comme disait un chanteur suisse du monde d’avant. Il ne serait pas impossible que ce soit le dernier que j’ai acheté en cassette pour mettre dans l’autoradio.

Je sais de toute façon que Venise est inondée pour cause de réchauffement climatique, que Trump a dû proférer une énormité, que c’est tendu autour de la bande de Gaza et que le Disneyland préfasciste, en France, est en en pleine forme : ordre moral d’extrême gauche intersectionnelle d’un côté et maintien de l’ordre d’extrême droite ultra-libérale de l’autre.

Les uns règnent sur Twitter et Facebook et condamnent à la mort sociale les artistes en normalisant sévèrement le nouveau sexuellement correct. On fait semblant de ne plus comprendre le second degré et au nom des luttes légitimes des femmes, on remplace la justice par les réseaux sociaux. On passe d’un puritanisme à l’autre, de celui de Pompidou qui interdisait La religieuse de Rivette à celui d’aujourd’hui qui veut nettoyer par le vide les bibliothèques, les musées, les cinémathèques de tous les artistes soupçonnés de misogynie, de sexisme, même ceux d’il y a des siècles. On attend l’interdiction de Botticelli ou de Nabokov. Ce qui n’empêche pas n’importe quel môme d’être à deux clics de la pire des pornographies sur Internet, mais non, le problème, c’est Polanski. Il faut interdire aux gens de voir son film sur l’affaire Dreyfus, forcer les exploitants toujours un peu trouillards à le déprogrammer.

Ne nous énervons pas. Reprenons du thé. Respirons. Il fait encore nuit, il pleut, c’est calme dans la rue. C’est un matin de novembre 2019, en France. Les autres, du côté de la Macronie, brisent la révolte sociale toujours brûlante des Gilets jaunes au bout d’un an par une stratégie délibérée de mutilations diverses et de provocations policières. Ils ont une conception terroriste du dialogue social derrière leur air « moderne ». Il est évident, dans un tel contexte, qu’il est hors de question de condamner quelque violence que ce soit. L’encourager et l’approuver, non, mais la condamner, vous pouvez toujours vous brosser surtout quand des chiens de garde jamais fatigués des chaînes d’infos en continu nous ressortent éternellement le refrain, pour parler de casseurs et de la police « très sollicitée qui fait merveilleusement son travail ». Avant de conclure qu’aujourd’hui, à quelques jours de la grande manif du 5 décembre il serait mieux de ne plus manifester. Évidemment. Ne t’énerve pas. Reprends du thé. Respire.

C’est un réveil en France, en novembre 2019. Mais il est aussi plein de gens très bien, mon pays. Je repense à « Noir sur la ville », le beau festival du roman noir de Lamballe qui a lieu à la mi-novembre. Je remercie tous ces bénévoles pour leur gentillesse, leur sens de l’accueil, leur fraternité non feinte, pour leur désir de promouvoir depuis plus de vingt ans un genre littéraire qui est celui de la critique sociale. Et j’ai aimé les huîtres à onze heures du matin du côté de Dahouët (beau comme un titre de Jacques Rozier, un cinéaste qui n’est pas encore interdit) avec un verre de muscadet, debout sur le port, à la bonne franquette. Le soleil s’est pointé juste à ce moment-là et juste pour ce moment-là : ce qui prouve bien qu’il fait toujours beau en Bretagne. En plus, c’est le seul festival de polar où je signe autant de romans noirs que de recueils de poésie, ce qui prouve qu’ils ont tout compris puisque c’est la même chose. C’est un réveil en France, en novembre 2019. Je vais boire un dernier mug de thé. Je vais écrire toute la journée. Pour dire nos espérances dans la beauté menacée du monde. Et attendre qu’on soit tous ensemble, le 5 décembre.

l Derniers ouvrages parus : Lou, après tout, tomes 1 et 2 (Syros )